Les dallages de la cathédrale Notre-Dame de Paris
Le roman à succès de Victor Hugo a propulsé la cathédrale de Paris au rang de symbole universel de l’architecture gothique. L’incendie dévastateur de 2019, qui a marqué les esprits bien au-delà des scènes apocalyptiques imaginées par l’écrivain, a été suivi en direct par des millions de spectateurs à travers le monde. La reconstruction éclair subséquente a bouleversé tous les codes de la restauration des monuments historiques et le débat continuera sans aucun doute à agiter longtemps encore les cénacles patrimoniaux, ébranlant leurs certitudes.

Les sols de Notre-Dame ont été soumis à l’effondrement de la couverture de plomb, des charpentes et des voûtes, et de la lourde flèche métallique, subissant des ravages considérables. Lors de la majestueuse cérémonie de réouverture de la cathédrale, qui semblait presque neuve, les impressionnantes vues plongeantes ont mis en valeur le superbe damier du dallage de la nef, dont l’origine partiellement belge, c’est-à-dire wallonne, a été soulignée par les médias.
Qu’en est-il de ces fameuses contributions wallonnes à ce chantier emblématique du siècle, ou du moins de son premier quart ? Comme pour tous les aspects de ce vaste projet, on a souligné une « restauration à l’identique », pour apaiser les esprits querelleurs des spécialistes. Mais à l’identique de quoi, exactement ?... Les sols des églises ont depuis toujours fait l’objet de préoccupations fonctionnelles, en termes de confort d’usage et de facilité d’entretien, mais aussi de soucis esthétiques, voire symboliques. Après la Contre-Réforme lancée par le Concile de Trente, il était impératif que la diversité des matières et des couleurs suive une progression allant de l’entrée de l’église vers le sanctuaire, où l’autel, construit en matériaux nobles, devait se dresser sur un somptueux dallage des plus beaux marbres disposés en motifs raffinés. Les prescriptions de Charles Borromée insistaient sur l’emploi de roches de grande qualité pour tout ce qui concernait les sacrements, en particulier tout le mobilier liturgique.
Les sols de la vénérable cathédrale parisienne ont subi de nombreuses transformations au fil des siècles. À l’époque où l’on y enterrait des notables, certaines parties de l’édifice étaient dallées de pierres tombales aux formes et reliefs variés, ce qui en rendaient l’usage particulièrement inconfortable. La grande mise au goût du jour de l’église, commencée sous Louis XIV, a d’abord concerné l’installation d’un riche décor baroque autour du nouveau maître-autel, avec des sols marquetés à la façon de ceux de Versailles, en incrustations de marbres polychromes. Sous Louis XV, les travaux ont continué avec la volonté d’uniformiser tous les revêtements par l’élimination des tombes anciennes pour les remplacer par des dallages réguliers, localement en damier.

La restauration profonde de Viollet-le-Duc a voulu effacer ces transformations jugées de mauvais goût, ne conservant que quelques traces baroques, notamment dans le chœur. Les sols en damiers, un agencement intemporel alternant valeurs claires et foncées, ont trouvé grâce aux yeux de ces partisans de l’unité de style, simplement retouchés pour réparer les dégradations ponctuelles de matériaux. Selon les descriptions anciennes, les dalles claires provenaient de carrières proches de Paris, en pierre de « Liais » (calcaire beige au grain fin), alors que les dalles sombres étaient en « marbre noir de Dinant », roche connue de longue date en France pour ses utilisations prestigieuses dans le secteur funéraire, notamment les tombeaux de Bourgogne.
Alors que les sols marquetés polychromes du chœur, peu endommagés par l’incendie, ont fait l’objet d’une restauration minutieuse, les dallages ont été presque entièrement remplacés par des éléments neufs. Pour le damier de la nef, un nouveau matériau beige a été choisi, car les dalles claires du « Liais » parisien n’étaient plus produites. Le « Lunel », calcaire marbrier extrait près de Boulogne-sur-Mer, dans les carrières joliment nommées « de la Vallée heureuse », est un roche robuste, à la couleur café au lait très spécifique. Fait intéressant, une partie des dalles a été façonnée dans les ateliers d’une scierie-marbrerie réputée de Maffle, près d’Ath. Pour les parties sombres, le seul « marbre noir » encore extrait en Wallonie provient des carrières souterraines, près de Mazy. Il semble que des préoccupations budgétaires ont amené le maître d’ouvrage à choisir un autre matériau emblématique de l’industrie extractive wallonne, la célèbre « pierre bleue dite Petit Granit », calcaire sombre constellé de petits fossiles. Ce sont des carrières de Soignies qui ont livré les quelque 800 m² de dalles nécessaires à la réalisation des damiers. Détail amusant pour le géologue, les deux roches, le « Lunel » et le « Petit Granit » présentent des âges stratigraphiques proches : la première est du Viséen, la seconde du Tournaisien, deux étages qui se suivent dans le Carbonifère inférieur, vieux de quelque 350 millions d’années. Les teintes distinctes résultent d’un pigment organique de carbone, dont l’état de conservation et de maturation varie selon les régions et leur longue histoire géologique.
Le « Petit Granit » est un calcaire grenu, riche en débris de fossiles nommés crinoïdes, exploité de longue date dans plusieurs bassins carriers de Wallonie, dont le plus important s’étire autour d’Écaussinnes et de Soignies. Ce matériau a l’avantage d’accepter une grande série de finitions de surfaces, rugueuses ou lisses – avec des teintes allant du gris pâle bleuté au gris très sombre, en passant par toutes les nuances de gris bleu. Utilisé couramment à Paris dès la fin du XVIIIe siècle, il y a reçu ce nom étrange de « Granit des Flandres » ou de « Petit Granit », en raison de la ressemblance, à vrai dire assez vague, de sa texture grenue et de sa cassure scintillante avec les vrais granites, des roches magmatiques sans aucun lien avec ces calcaires. Parmi les premières réalisations de prestige figurent les dallages de l’ancienne église Sainte-Geneviève devenue le Panthéon, avec de grandes compositions géométriques imaginées par Jean-Baptiste Rondelet vers 1807 – dont les dalles sombres ont été extraites des carrières alors florissantes de Ligny – comme l’ont démontré les précieux travaux d’Éric Groessens sur les « pierres bleues ».
Les nouveaux dallages de Notre-Dame, magnifiques, semblent susciter l’adhésion unanime, tant auprès des visiteurs que des experts en patrimoine et en restauration de monuments.
Francis Tourneur