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Marbre sacré, marbre odieux : ambiguïté d’une matière hautement symbolique

Publié le 01/04/2025

Le marbre, au sens le plus large du terme (de matière susceptible d’un beau poli, indépendamment de sa réelle nature géologique), a toujours été considéré comme un matériau de luxe, par conséquent réservé à des applications élitistes, tant d’un point de vue social que spirituel.

Dans l’Antiquité, la matière d’exception par excellence était sans conteste le porphyre rouge d’Égypte, incarnation lithique de la pourpre impériale – les empereurs byzantins ne naissaient-ils pas tous dans une « chambre de porphyre » ? Ils portaient dès lors le titre mystérieux et envié de « porphyrogénètes », garant de leur légitimité impériale…

Lors de la « Renaissance carolingienne », qui a fait large usage de matériaux antiques en réemploi (les trois couleurs de la Rome impériale, porphyre rouge d’Égypte, porphyre vert de  Sparte, calcaire jaune de Chemtou en Numidie), s’est instaurée la dualité « pouvoir matériel » / « rôle spirituel », le marbre comme symbole (lorsqu’il est rouge) du sang du Christ fouetté sur la colonne de la Flagellation ou figé au pied de la croix et en même temps comme image du plus haut degré de puissance temporelle. Les références bibliques ont été évidemment largement évoquées, comme le célèbre pectoral du grand prêtre, ou les tours minérales des portes de la Jérusalem céleste, dans l’Apocalypse de saint Jean.

Au XVIe siècle, lorsque la religion romaine a senti vaciller ses bases sous les coups de butoir des iconoclastes, qui ont ravagé tant d’églises, réduisant à néant tant de siècles de création artistique et de piété fervente, la Contre-Réforme s’est habilement emparée de ces armes minérales : les recommandations de Charles Borromée, chargé de codifier la formalisation matérielle des nouvelles dispositions liturgiques, insistent fortement sur l’importance de réserver aux meubles en relation directe avec les sacrements les matières les plus précieuses – le marbre pour les bénitiers, pour les fonts baptismaux et bien sûr, pour les autels où se célèbre régulièrement l’eucharistie !

Et le marbre fut répandu à profusion, les vieilles églises étant rhabillées au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, avec un renouvellement du mobilier liturgique souvent accompagné du remplacement des vitraux figurés et colorés par des vitrages clairs, et de la pose d’une couche blanche sur les vieux bâtis médiévaux, en stucs ou à tout le moins en badigeons généreux (pour mieux mettre en valeur la vive polychromie du nouveau mobilier), installation de nouveaux sols, de tableaux, de sculptures – l’image même de l’église étant complètement modernisée dans cet « autre temps des cathédrales » (titre du livre de Mathieu Lours publié en 2010).

La Révolution est ensuite passée par là, arrachant les matières les plus précieuses des autels et des colonnes, mais aussi des produits modulaires comme les dallages, faciles à déposer et à remployer – tout cela dans une intention cupide de rentabiliser plutôt que par fanatisme anti-religieux. À de rares exceptions près, il s’agissait plus de déconstruction sélective des bâtiments que de destructions aveugles – une déconstruction opérée souvent par des professionnels des métiers, tailleurs de pierres et maîtres marbriers.

Fig. 1. Eglise Notre-Dame de Courtrai. © Francis Tourneur

Lorsque les temples ont dû rouvrir rapidement leurs portes après le Concordat de 1801, ils se sont parés des dépouilles des églises récemment disparues ou ils ont été remis en état selon les pratiques anciennes, simplement adaptées à une mode néoclassique plus au goût du jour. Ainsi, à Bruxelles, la collégiale Saints-Michel-et-Gudule, devenue aujourd’hui cathédrale, reçut le dallage de marbres de la riche abbatiale de Lobbes sur la Sambre. La nouvelle cathédrale de Liège, naguère collégiale Saint-Paul, est rhabillée avec les beaux éléments marbriers démontés de l’antique collégiale Saint-Pierre, en cours de démolition. À Tournai, après un moment d’hésitation entre les deux églises quant à leur préservation, c’est la cathédrale Notre-Dame qui est conservée, et en recevant des éléments de l’abbatiale baroque Saint-Martin, les grands sols de marbres noirs et blancs, et le maître-autel du XVIIIe siècle. Tous ces déménagements sont accompagnés de nécessaires remaniements de dimensions et de dispositions.

Après qu’ait été introduit à la fin du XVIIIe siècle le concept de « patrimoine » et par là même la nécessité de sa conservation et de sa valorisation, les architectes restaurateurs sont intervenus, désireux de rendre aux « monuments » reconnus comme tels, désormais chargés au-delà de leur fonctionnalité première d’une lourde dimension historique et symbolique, toute leur pureté supposée originelle. Or, le marbre est censé s’accorder mal à l’esthétique médiévale, puisqu’Eugène Viollet-le-Duc lui-même, dans son fameux « Dictionnaire raisonné de l’architecture », écrit que « l’emploi de cette matière était considéré comme un luxe extraordinaire ». Mais il y a plus : sous l’Ancien Régime, le marbre a été élevé au rang de symbole du pouvoir politique absolu, Versailles en étant l’exemple le plus emblématique, et en même temps, revêtu d’une image quasi décadente, liant inexorablement luxe et luxure – le « marbre galant », pourrait-on dire, a été en tout cas stigmatisé d’un jugement moral très défavorable. Le célèbre « Appartement des Bains’, aujourd’hui disparu, dédié à Madame de Montespan, la sulfureuse favorite royale, n’était-il pas entièrement revêtu de marbres précieux ?...

Fig. 2. Eglise Saint-Feuillen de Fosse-la-Ville. © Francis Tourneur

Ce qui est certain aux yeux des dévots du XIXe siècle, c’est qu’un décor marbrier n’est propice ni au recueillement, ni à la prière, et qu’il faut donc le bannir des lieux consacrés. On peut parler d’un vrai retournement des valeurs !... Dès lors, les exemples abondent de ces déshabillages intégraux ou partiels, qui s’apparentent souvent à des destructions pures et simples. Le cas de l’église Notre-Dame de Courtrai (fig. 1), qui avait reçu au XVIIIe siècle un somptueux ensemble de marbres polychromes et de bronzes dorés, dont notamment un revêtement mural quasi complet dans le chœur, est exemplatif : une bonne partie de ce vaste décor a été démonté lors de la campagne de restauration néo-médiévale de l’édifice et, ironie du sort, une partie a été restituée après les dégâts de la Seconde Guerre mondiale ! Une littérature abondante accompagne les premiers travaux entrepris sur les conseils du baron Jean-Baptiste Béthune, bon connaisseur de cette église de sa ville natale : c’est là en effet qu’est née sa vocation, lors d’une visite avec Charles de Montalembert, célèbre héraut français du catholicisme. Ce dernier lui a fait remarquer l’évidente supériorité de l’architecture et des arts du Moyen Âge sur ceux des époques postérieures. Cet enseignement a marqué à vie le futur zélateur du néo-médiéval et instigateur des écoles Saint-Luc. « Les formes classiques rapetissent, les formes gothiques grandissent les proportions et multiplient… »

Parmi les dossiers importants de cette « débaroquisation » forcenée mais heureusement souvent inaboutie, on peut relever la basilique de Saint-Hubert : le merveilleux ensemble d’esprit baroque dont le chœur est toujours pourvu, avec son monumental maître-autel, se poursuivait au transept et dans les nefs par un lambrissage des parois des bas-côtés et un habillage marbrier des bases des colonnes, le tout arraché en plusieurs phases jusqu’après la Première Guerre mondiale. Cette pratique de lambris bas sur les piliers gothiques était d’ailleurs fréquente, ce qui explique la taille fraîche des pierres sur la plupart des colonnes dégagées. À Fosses-la-Ville (fig. 2), la superbe clôture de marbre a failli disparaître au profit d’un aménagement néo-roman mais le haut maître-autel préservé a perdu dans un sévère décapage sa parure de faux-marbres en harmonie avec les vrais. L’ancienne collégiale de Huy a été l’objet de longs débats, quant au dégagement du fameux Rondia par le démontage du jubé de marbres du XVIIIe siècle – souvent, l’irrésolution et le manque de moyens matériels ont sauvé ces beaux marbres !

Fig. 3. Eglise Saint-Jacques-le-Mineur, Liège. © Francis Tourneur

Les derniers exemples seront ceux des anciennes collégiales liégeoises, dont une partie des mobiliers et décors se retrouvent ailleurs : le maître-autel baroque de Saint-Paul orne aujourd’hui le chœur de l’église paroissiale de Seraing, avec des lambris de marbres (dont certains ont plus de quatre mètres de haut). Les tours de portes en marbres de Sainte-Croix ont été transformées en autels latéraux pour l’église de Fléron. À Saint-Jacques (fig. 3), les différents déménagements se sont faits en interne : les éléments du jubé du XVIIe siècle ont été transformés en autels du transept au XVIIIe siècle, eux-mêmes transportés au siècle suivant dans le fond des bas-côtés – ils portent d’ailleurs une foule de marques gravées pour faciliter leur démontage et leur remontage. La clôture de chœur a quant à elle entièrement disparu.

Bref, le marbre, matière pondéreuse s’il en est, qui peut sembler immuable et intemporelle, est on ne peut plus voyageur, au gré des modes et des états d’âmes des gestionnaires d’églises

Ce texte, sur un sujet qui reste largement à explorer, est issu d’un bref article publié dans le Bulletin de la Commission royale des Monuments, Sites et Fouilles (tome 27, 2015, p. 146-148), largement remanié ici, avec de nouveaux exemples – on y trouvera quelques pistes bibliographiques.

Francis Tourneur

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