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Un reflet de l’histoire des seigneurs de Trazegnies : étude de trois monuments funéraires

Publié le 04/02/2021

Les monuments et dalles funéraires sont omniprésents dans toutes les églises datant de plus de deux siècles. Ce patrimoine religieux, encore parfois méconnu, peut être apprécié pour ses qualités stylistiques, pour son témoignage du rapport à la mort de la société contemporaine, ou encore pour son apport à la compréhension des coutumes funéraires. Mais les monuments commémoratifs sont également le reflet de l’histoire des familles locales. C’est ce que révèle la lecture attentive des trois monuments funéraires de la famille de Trazegnies, élevés dans l’église Saint-Martin entre 1550 et 1670[1].

L’église Saint-Martin de Trazegnies accueille une dizaine de monuments funéraires, parmi lesquels trois ont été érigés à la mémoire de membres de la famille de Trazegnies, les seigneurs locaux. Le plus ancien d’entre eux, réalisé vers 1550 en pierre calcaire, est dédié à la commémoration du baron Jean III de Trazegnies et Isabelle de Warchin (fig. 1). Ce monument indépendant, dressé dans la nef, se présente sous la forme d’une tombe-table* accueillant sur deux niveaux un transi* et le couple sculpté sous la forme de gisants*. Leur tête repose sur un coussin et à leurs pieds se trouvent un lion et un chien. Le second est un moment pariétal au centre duquel sont représentés le marquis Charles  II de Trazegnies et Adrienne de Gavre dans un médaillon (fig. 2). Ce monument a été réalisé en stuc vers 1635. Enfin, le troisième monument, dédié au marquis Gillion-Othon de Trazegnies et Jacqueline de Lalaing est à nouveau indépendant (fig. 3). Sculpté par Lucas Faydherbe vers 1670, il se compose d’un coffre funéraire orné de dix-huit écus armoriés sur lequel repose le couple représenté en gisants. L’on constate sans peine que ce monument en pierre noire et en marbre blanc est similaire en de nombreux points à celui de Jean III et son épouse.

En outre, il est intéressant de relever que les monuments de Charles II et Gillion-Othon et de leur épouse respective, bien que réalisés à 35 ans d’intervalle, sont pourtant très différents, tant au niveau des matériaux mis en œuvre que du type de structure et de représentation des défunts choisis. Et au-delà de ces différences, ces deux monuments présentent également des éléments inhabituels pour le XVIIe siècle. L’emploi de stuc pour commémorer Charles  II et Adrienne de Gavre est ainsi étonnant, les monuments funéraires étant presque toujours réalisés en pierre, en marbre ou en métal, des matériaux pérennes liés à la vocation mémorielle de la sculpture funéraire[2]. En outre, choisir de représenter Gillion-Othon et Jacqueline de Lalaing gisant sur un coffre funéraire est assez étonnant au XVIIe siècle, époque à laquelle le type d’effigie le plus usité est la représentation du défunt en priant* ou en buste. Les gisants sont en réalité liés à une tradition très ancienne. Ils sont apparus dès le XIIe siècle au sein des monuments funéraires du sud de l’Europe avant de se répandre largement aux XIVe et XVe siècles au nord, devenant ainsi le type d’effigie le plus usité et le plus caractéristique de la période médiévale. La posture des gisants médiévaux est tout à fait similaire à celle observée sur deux monuments de Trazegnies : le défunt est allongé sur le dos, les mains jointes. Un chien et un lion accompagnaient déjà les gisants médiévaux, en signe de bravoure masculine et de fidélité des épouses. Même le coussin qui soutient la tête des défunts apparait déjà au XIIIe siècle[3]. Mais les différences entre les monuments de Charles  II et Gillion-Othon et leur épouse, pourtant presque contemporains, ainsi que leurs éléments inusuels, peuvent s’expliquer au regard de l’histoire contemporaine familiale.

La famille de Trazegnies a en effet connu quelques problèmes financiers suite aux guerres incessantes de la fin du XVIe siècle. Leur château a également été mis à sac par les troupes du roi de France Henri III. La famille s’élève pourtant socialement car la baronnie de Trazegnies est érigée en marquisat par les archiducs Albert et Isabelle sous Charles II. Malgré tout, le marquis est alors presque ruiné[4]. L’on peut supposer que c’est la raison pour laquelle son monument funéraire a été réalisé en stuc, un matériau moins coûteux que la pierre ou le marbre, bien que moins durable. Le type de monument choisi, pariétal, est également l’un des moins dispendieux, car nécessite une quantité moindre de matériaux à mettre en œuvre par rapport notamment à un monument traité en trois dimensions comme ceux de Jean III et Isabelle de Warchin. Cependant, le style de ce monument le rattache pleinement au XVIIe siècle, notamment au niveau de l’ornementation choisie (pots-à-feu, flambeaux renversés enrubannés, guirlandes végétales naturalistes, draperie souple et ondoyante). Le portrait des défunts, représentés en buste dans un médaillon ovale, est également l’un des premiers réalisés dans nos régions. Autrement dit, il s’agit d’un monument funéraire à la dernière mode, mais dont le coût a été réduit autant que possible.

Le monument de Gillion-Othon et de son épouse est conçu dans une optique très différente. Cette fois, au lieu de suivre le goût contemporain, le monument est volontairement archaïsant, principalement de par l’emploi de gisants. À l’époque de Gillion-Othon, la famille de Trazegnies a recouvré sa fortune et son prestige[5]. Ce n’est ainsi pas un hasard si les monuments de Jean III et Gillion-Othon, qui est son arrière-petit-fils, sont similaires en de nombreux points, notamment le choix du type de monument, la représentation des défunts en gisants ainsi que l’implantation dans l’église. Les deux monuments s’inscrivent en effet entre deux colonnes de la nef, à la même hauteur (fig. 4). La conception du monument funéraire de Gillion-Othon et de Jacqueline  de Lalaing témoigne ainsi d’une volonté de s’inscrire dans une continuité familiale, à la suite d’une longue tradition. En outre, ce monument est cette fois sculpté entièrement en matériaux pérennes (pierre et marbre blanc) et sa réalisation a été confiée à l’un des éminents artistes de l’époque, le malinois Lucas Faydherbe.

Notons cependant que bien que ce monument funéraire soit resté attaché à la tradition médiévale, le traitement des détails permet de l’ancrer pleinement dans le XVIIe siècle. La comparaison des effigies des couples défunts de Gillion-Othon et Jacquelines de Lalaing et Jean III et Isabelle de Warchin est particulièrement parlante à cet égard. Au XVIe siècle, l’on observe que le traitement des gisants est encore lié au monde médiéval (fig. 5). Les corps sont étendus de façon très raide, le tombé des drapés est anti-illusionniste et suggère une position verticale plutôt qu’horizontale, et les traits sont stéréotypés et idéalisés. En revanche, les effigies telles que sculptées par Lucas Faydherbe sont très différentes (fig. 6). Les postures sont cette fois plus souples et relâchées, et les têtes semblent s’enfoncer dans le moelleux des coussins qui paraissent avoir perdu leur dureté de pierre. Le drapé des vêtements tombe de façon plus naturelle et correspond cette fois à une posture couchée. Les visages sont cette fois de véritables portraits, et les traits sont marqués par l’âge, voire par la mort[6]. Les gisants sont traités cette fois de façon naturaliste, donnant l’impression d’un couple dont le sommeil éternel est figé dans la pierre.

 

Ainsi, en s’attachant au type de monument funéraire, aux matériaux employés, à la représentation des défunts choisie et au type d’ornementation, il est possible de mettre en relation les monuments funéraires des membres de la famille de Trazegnies avec leur histoire familiale.

Elise Philippe, Très récemment engagée comme collaboratrice au CIPAR (voir article)

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Lexique :

Tombe-table : l’image du défunt est placée non par sur un socle plein (coffre funéraire) mais sur des supports libres ou sur des pieds. Cette forme de monument funéraire apparait au 12e siècle et restera en vogue tout au long du Moyen Âge.

Transi : image du mort réduit à l’état de squelette en putréfaction, souvent opposé à une représentation au vif. Ce type de représentation apparait en Europe après la peste noire (mi XIVe siècle).

Gisant : représentation du défunt couché, soit mort, soit endormi. Ce type de représentation apparait dès le XIIe siècle au sud de l’Europe.

Priant : représentation du défunt agenouillé et en train de prier. Ce type de représentation apparait en France fin du XVe siècle.

Toutes les définitions sont extraites de l’ouvrage suivant : E. Panofsky, La sculpture funéraire de l’ancienne Egypte au Bernin, traduit de l’anglais par D. Collins, Paris, Flammarion, 1995 (Idées et Recherches).

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Légende des images :

Fig. 1. Monument funéraire de Jean III de Trazegnies et Isabelle de Warchin, vers 1550. Pierre calcaire, 168 x 225 x 178 cm. Trazegnies, église Saint-Martin. Photo © KIK-IRPA, Bruxelles.

Fig. 2. Monument funéraire de Charles II de Trazegnies et Adrienne de Gavre, vers 1635. Pierre et stuc. Trazegnies, église Saint-Martin. Photo © KIK-IRPA, Bruxelles.

Fig. 3. Lucas Faydherbe, Monument funéraire de Gillion-Othon de Trazegnies et Jacqueline de Lalaing, vue latérale, vers 1670. Marbre, 187 x 223 x 127 cm. Trazegnies, église Saint-Martin. Photo © KIK-IRPA, Bruxelles.

Fig. 4. Trazegnies, église Saint-Martin, vue des monuments funéraires de la famille de Trazegnies. Photo © Roger Brunet.

Fig. 5. Monument funéraire de Jean III de Trazegnies et Isabelle de Warchin, détail des visages des gisants, vers 1550. Pierre calcaire, 168 x 225 x 178 cm. Trazegnies, église Saint-Martin. Photo © Roger Brunet.

Fig. 6. Lucas Faydherbe, Monument funéraire de Gillion-Othon de Trazegnies et Jacqueline de Lalaing, détail des visages des gisants, vers 1670. Marbre, 187 x 223 x 127 cm. Trazegnies, église Saint-Martin. Photo © Roger Brunet.


Notes de bas de page

[1] Ce texte se fonde sur l’un des chapitres de notre mémoire de master : E. Philippe, Non omnis moriar. Étude formelle et iconologique des monuments funéraires baroques des Pays-Bas méridionaux et de la principauté de Liège (1620-1730), mémoire de master présenté à l’UCLouvain (R. Dekoninck et M. Lefftz, co-promoteurs), 2020.

[2] F. Scholten, Somptuous memories. Studies in seventeenth-century Dutch tomb sculpture, Zwolle, Waanders Publishers, 2003, p. 17-18 ; D. Brine, Pious memories. The Wall-Mounted Memorial in the Burgundian Netherlands, Leiden/ Boston, Brill, 2015 (Studies in Netherlandish art and Cultural history, 13), p. 27.

[3] E. Panofsky, La sculpture funéraire de l’ancienne Egypte au Bernin, traduit de l’anglais par D. Collins, Paris, Flammarion, 1995 (Idées et Recherches), p. 61.

[4] R. Brunet, Généalogie et Histoire de la Famille de Trazegnies, Trazegnies, Les amis du château de Trazegnies, 1995.

[5] [5] R. Brunet, Généalogie et Histoire de la Famille de Trazegnies, Trazegnies, Les amis du château de Trazegnies, 1995.

[6] L’on pense que les visages auraient été sculptés sur base de masques mortuaires. L. E. Lock, « Tales of Seventeenth-Century Flemish Tomb Monument, or How Patron and Sculptor Work Hand in Hand to Rewrite History », Church Monuments Journal, XIX, 2004, p. 92-93.

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