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Le marbre de Rance : matériau de prédilection dans l’église Sainte-Aldegonde

Publié le 11/01/2022

L’église Sainte-Aldegonde est située à Rance, dans le Hainaut, où le marbre a été exploité durant des siècles. L’édifice abrite aujourd’hui plusieurs ouvrages réalisés dans ce matériau local. Découvrons ensemble ces pièces singulières et pleines d’histoires en déambulant dans l’église.

L’église Sainte-Aldegonde se dresse à l’extrémité du village de Rance (dans la « Botte du Hainaut »). Aldegonde est une sainte régionale, née en 630, qui refusa de se marier pour consacrer sa vie à Dieu. Elle fonda un monastère qui deviendra plus tard le chapitre de Maubeuge.

L’édifice a été bâti en plusieurs étapes en pierre locale. Malgré les différentes périodes de construction, l’église donne une impression d’ensemble et de solidité. La date de début du chantier n’est pas connue, mais deux piliers de la croisée du transept sont attestés du XIIe siècle. Ce sont des colonnes tambours en pierre calcaire et en marbre. A cette époque, le marbre était utilisé dans la région comme pierre à bâtir.

Une autre partie de l’édifice est très ancienne : la chapelle de la Vierge, qui est surmonté d’un arc brisé typique du début du gothique (XIIe siècle). Dans cette chapelle, un autel en marbre de Rance et de gris Saint-Anne avec quelques éléments en marbre blanc daterait lui du XVIIe siècle.

Médaillons et socles

Plusieurs médaillons et socles sont accrochés sur les murs et sur les piliers. Ils sont réalisés en marbre, soit en marbre noir de Dinant, soit en marbre de Rance. Il s’agit souvent de médaillons offerts par des familles locales, pieuses et influentes.

                      

Autel-majeur

La pièce majeure de l’église est sans nul doute le maitre-autel. Daté de 1758, en plein âge d'or de la marbrerie, cet autel est réalisé en marbre de Rochefort. Il est en forme de tombeau et de style Louis XV. Sa base présente un beau panel des diverses variétés de marbre de Rance : rouge byzantin, rouge Royal, gris de Rance.

En 1809, un tabernacle a été ajouté. Celui-ci a été réalisé par le maître-marbrier Guillaume Tenret en marbre de Rance avec un superbe dôme monolithe, quatre colonnettes à chapiteau ionique en marbre noir rehaussée de filets en Carrare, dans le style empire avec une évidente inspiration gréco-romaine. Sur le dôme, une croix en marbre noir avec un Christ mourant très expressif a été accolée.

Lambris et banc de chœur

Les lambris en chêne du chœur ont été entièrement remplacés par des lambris en marbre de Rance en 1942. En temps de guerre, les marbriers ont permis à beaucoup d’ouvriers de la région d’échapper au travail forcé en Allemagne en leur offrant une occupation rémunérée. Motivée à trouver du travail supplémentaire pour les jeunes hommes, la population locale décida en 1943 de changer également les bancs de communion jadis en chêne par des nouveaux en marbre de Rance. 

Sur le mur derrière l’autel-majeur, le marbre monte jusqu’au plafond. Quatre pilastres en marbre y sont accolés et sont surmontés par des chapiteaux en marbre de Carrare. Ce travail de décoration est remarquable car le marbre épouse parfaitement la forme arrondie du mur.

Le sol du chœur

Le pavement du chœur en damier est en marbre noir et blanc, une composition loin d’être rare. L’originalité réside ici dans la rosace centrale qui est entourée de marbre gris bleu sur lequel on retrouve un chronogramme avec du jaune de Sienne et une étoile à cinq branches. La mention du donateur, Alphonse Petit-Lafontaine maitre-marbrier de Rance, fait écho à beaucoup d’autres dans l’édifice. La rosace indiquait où devait être placé l’aigle-lutrin du XVIIIe siècle. Ce lutrin est en bois doré sur un socle en marbre de Rance.

 

Quelques pièces en Marbre de Rance trône ci et là dans l'église comme une table, les fonts baptismaux, des colonnes porte-plante.

Vinciane Groessens

Grand merci à Madame Michèle Herlin, historienne de l’art locale passionnée, présidente du CA du musée du marbre de Rance, pour son accueil et ses informations.

Les illustrations sont de l'auteur ou de Michèle Herlin. 


Explications supplémentaires sur le marbre de Rance

Les géologues divisent le monde minéral en trois grands groupes de roches. 

  1. Les roches éruptives, tels les basaltes, les granites, porphyres, etc… ; 
  2. les roches sédimentaires, qui sont celles qui nous entourent : les calcaires, les grès, les schistes, les sables etc. 
  3. et enfin les roches métamorphiques qui résultent de la recristallisation, sous l’effet de hautes températures et pressions des précédentes. On y trouve les ardoises, les gneiss et les marbres, tel le Carrare,  tel que le définissent les géologues.

Pour les maîtres-marbriers, il y a des granits, terminologie qui rassemble divers types de roches dures, tels les granites, les gneiss mais aussi parfois des conglomérats qui sont de véritables roches sédimentaires. Il y a aussi des marbres, qui sont soit des marbres métamorphiques, soit des roches sédimentaires susceptibles de prendre le poli et d’être utilisées en décoration. Le terme de « pierre marbrières » est utilisé pour désigner des calcaires, essentiellement blanchâtres et de teinte homogène, également susceptible de prendre un beau poli. 

Parmi la grande variété des marbres exploités en Wallonie, les plus frappants sont les marbres noirs, incontestablement les plus beaux du monde et les marbres rouges qui par leur couleur soutenue et par leur abondance ont rehaussé de leur beauté des lieux aussi symboliques que la Galerie des Glaces de Versailles, les Musées du Louvre et du Vatican, l’Empire State building ou encore le Palais Topkapi à Istanbul. Les anciens auteurs avaient coutume de qualifier notre marbre rouge de "jaspé" qui évoque sa préciosité.

Ces marbres rouges qui constituent un des fleurons de la production marbrière wallonne depuis l'Antiquité trouve son origine dans des gisements d'un type fort particulier, qui mérite quelques explications géologiques. 

Au cours d'une période nommée Dévonien supérieur (entre 385 et 359 millions d’années) et plus particulièrement au Frasnien, nos régions largement couvertes par la mer jouissaient d'un climat tropical. Ces conditions propices à l'épanouissement de la vie sous-marine ont permis la prolifération d'organismes de toutes sortes, dont des coraux, des éponges et des algues, qui ont joué un rôle constructeur important. 

Chez nous, la mer occupe tout le Condroz et la côte s’étend suivant une ligne qui va du nord de Tournai à Visé. Dans les environs de cette dernière ville, la ligne de rivage change d’orientation et va vers le nord -ouest, contournant un relief que les géologues appellent le « Massif du Brabant. » et la mer va alors envahir la Campine.

Dans la région de Couvin-Frasnes, vont s’ériger successivement trois niveaux principaux de « récifs », sorte de gros dômes, bien visibles dans la topographie. La base du premier niveau, visible dans l’ancienne carrière de l’Arche, est rouge-brun et a été exploitée comme marbre. Le sommet de ce premier niveau et l’ensemble du deuxième sont des calcaires gris qui ont fait l’objet de tentatives d’exploitation. Le troisième est composé de marbre rouge.

Plus au nord, en direction du continent, les deux premiers niveaux passent à des calcaires stratifiés. Ce sont eux qui vont nous fournir les fameux marbres Sainte-Anne et Grand Antique de Meuse (dans la région de Lustin). Encore plus au nord, à Mazy, le calcaire devient noduleux et c’est au sein de ce calcaire qu’est exploité le fameux Marbre noir de Golzinne ou Noir belge.

Les récifs de marbre rouge vont s’ériger sur un substrat de calcaire argileux, dans lequel on rencontre des crinoïdes, des coraux et des éponges vivant en eaux profondes et en absence de luminosité. 

La pigmentation rouge est attribuée à l’hématite produite essentiellement par des bactéries. Les calcaires rouges se sont formés sous la zone d’action des vagues de tempête et sous la zone photique. La diminution de l’intensité de la coloration rouge témoigne de la remontée du « récif » dans la zone photique et sujette à l’action des vagues de tempête. Les calcaires gris se sont formés dans un milieu soumis à une agitation continue due à l’action des vagues.

La plus ou moins forte teneur en ces pigments hématitiques fait varier la couleur de ces calcaires d'un rouge profond à un gris à peine rosé, et ce, à l'intérieur d'un même récif. Ces constructions récifales comportaient à l'origine un grand nombre de cavités de formes variées, qui se sont remplies au fil du temps par des dépôts de sédiments ou des cristaux de calcite. Après leur consolidation sous forme de calcaires compacts, les récifs de forme hémisphérique ont été déformés par des mouvements tectoniques régionaux, plis et failles, qui y ont produit fractures et cassures - elles-mêmes cicatrisées par la suite par des cristallisations variées, blanches, jaunes ou orangées. Si l'on y ajoute que des passées argileuses localement verdâtres recoupent par endroits la masse calcaire, on comprend le tableau final très chamarré : un calcaire varié, gris à rouge, ponctué de taches blanches ou grises, comportant d'abondants fossiles coralliens et coquilliers, parcouru de traces verdâtres et traversé de veines blanches.

Ces gisements présentent donc une importante variation de teinte, de la base au sommet et du centre vers les côtés. Chacune de ces variétés de couleurs a reçu une dénomination spéciale, souvent nuancée de qualificatifs diversifiés pour exprimer textures et structures particulières. L'enveloppe extérieure est rouge sombre, appelée "griotte" plus ou moins "fleurie" de taches claires. Vient ensuite le "royal", bien nommé, au rouge plus vif, localement chargé de cernes grisâtres - ce qui lui vaut alors l'appellation de "byzantin". On passe ensuite aux gris rosés, plus ou moins veinés - dont une variante a été tardivement baptisée "gris Versailles", sans réelle référence d'ailleurs au château proprement dit. Toutes ces variétés n'étaient pas extraites en même temps mais comme de nombreuses carrières étaient autrefois en activités, elles étaient pour la plupart disponibles sur le marché aux périodes de pleine exploitation.

Ces "récifs de marbre rouge" – on en compte environs deux cent - sont dispersés selon une grande transversale à travers la Wallonie d'ouest en est, depuis Maubeuges, Trélon et Rance jusqu'à Rochefort et même au-delà vers Barvaux-sur-Ourthe, en passant par la région de Philippeville et Givet. Il n'est pas toujours aisé de distinguer l'origine géographique des variétés.

Mais qu’a donc de particulier le marbre de Rance pour être probablement celui qui a été le plus employé dans des monuments prestigieux ?

Il faut d’abord dire que s’il ne reste, à Rance, plus guère que quelques vestiges, que l’abandon et l’oubli ont contribué à rendre pratiquement inobservables, au XVIIe et jusque vers 1950, il y a eu quatre carrières de marbre rouge sur le territoire. Ces différentes carrières ont fourni la gamme des marbres rouges décrite ci-dessus, mais d’après les informations que l’on a pu obtenir, c’était surtout du rouge royal et autres marbres clairs qui y étaient exploités.

Signalons que les marbriers rançois travaillaient des marbres rouges de diverses origines. Pour ne citer qu’un seul exemple, les registres pour l’année 1770 de la marbrerie Thomas et Boutée mentionnent le façonnage de marbres rouges de Saint-Remy, Soulme, Vodelée, Clermont, Merlemont, Cerfontaine, Senzeilles, Villers-deux-Eglises, Grandrieu, Franchimont…

Parmi tous ces marbres rouges, il y en a un qui n’existe qu’à Rance et qui soit reconnaissable sans ambiguïté, c’est celui qu’on a appelé le « Vieux Rance ». C’est une griotte foncée un peu particulière qui a fait la célébrité du lieu : d'un rouge presque brun, aux nuances d'acajou sombre, avec de nombreux fossiles coralliens en lentilles aplaties, roses ou grises, et surtout de très typiques petites branches d'un corail que les ouvriers carriers ont baptisé du nom prosaïque de "queues de rat ».

Des veines de gris et des taches blanches plus ou moins lenticulaires, qui sont des rugueux massifs ajoutent une note caractéristique. 

C’est évidement le « Vieux Rance » que l’on retrouve à Versailles, à Roskilde (Danemark) et en tant d’autres lieux prestigieux.

Eric Groessens,

Ancien Président du Comité scientifique du Musée du Marbre de Rance

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