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À la découverte du patrimoine funéraire sculpté de Wallonie : 2. Le Brabant wallon

Publié le 03/10/2024

Rares sont les églises de Wallonie qui n’abritent pas de monuments ou de dalles funéraires. Et pourtant, cette catégorie de patrimoine religieux est souvent oubliée ou peu valorisée. Afin de lui redonner l’attention qu’elle mérite, une série d’articles vous propose de partir à la découverte du patrimoine funéraire sculpté de Wallonie et de toute sa richesse.

Au fil des siècles, la sculpture funéraire s’est implantée dans les cimetières mais aussi dans les églises, conservant la mémoire des personnes marquantes de notre histoire locale. Les monuments funéraires représentent également des jalons intéressants en matière d’étude de la sculpture wallonne, et permettent de (re)découvrir tant des artistes que des techniques anciennes ou des matériaux. Ils permettent également d’appréhender le rapport de nos ancêtres à la mort et son évolution, grâce à des éléments à la symbolique forte. À la croisée de l’histoire, de la culture et de la foi, la sculpture funéraire adopte de multiples facettes qui n’attendent que d’être explorées.

Lorsqu’on parle de patrimoine funéraire, il n’y a pas que la sculpture qui mérite d’être mise à l’honneur, car de nombreuses autres typologies sont également négligées. Les articles consacrés aux monuments funéraires seront ainsi parfois complétés par des excursions dans d’autres domaines du patrimoine funéraire.

Après une série de courts articles consacrés au patrimoine funéraire hennuyer, c’est à présent le Brabant wallon qui est mis à l’honneur. Bonne découverte !


Les gisants du Brabant wallon

Le titre de cet article est emprunté à l’ouvrage publié en 2010 par Hadrien Kockerols. Architecte et docteur en histoire de l’art, sa série d’ouvrages consacrés aux monuments funéraires en pays mosan sont un jalon en matière de patrimoine funéraire. Mais il s’est également intéressé au Brabant wallon, et en particulier à ses gisants, mettant en lumière plus d’une centaine de monuments funéraires avec gisants conservés dans cette province.

Qu’est-ce qu’un gisant ?

Monument funéraire de Jacques Idoulle (†1538), église Saint-Jean-Baptiste, Wastinnes. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché M034544.
Monument funéraire de Jacques Idoulle (†1538), église Saint-Jean-Baptiste, Wastinnes. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché M034544.

Un gisant est une représentation d’un défunt allongé. Il s’agit d’une des quatre types principaux d’effigies auxquels on peut recourir pour représenter un défunt, les autres étant : le priant (à genoux, les mains jointes en prière), le transi (un corps mort en décomposition), et l’accoudé (le défunt est allongé sur le flanc et se redresse partiellement en prenant appui sur un coude, la tête souvent appuyée sur la main).

Les gisants apparaissent au début du XIIe siècle en Europe et se répandent ensuite largement, devenant le type d’effigie le plus usité et le plus caractéristique de la période médiévale. Leur emploi se poursuit également lors de la période moderne. Dans le Brabant wallon, l’exemple le plus ancien répertoriés par Kockerols date du XIIIe siècle, et le gisant le plus récent commémore un prêtre décédé en 1732.

Monument funéraire de Jean Idoul (†1568), église Notre-Dame de l’Assomption, Malèves. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché M034525.
Monument funéraire de Jean Idoul (†1568), église Notre-Dame de l’Assomption, Malèves. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché M034525.

Les représentations funéraires de gisants peuvent être classées en deux groupes principaux : ceux qui relèvent de la sculpture en ronde-bosse (monument funéraire tridimensionnel, souvent à taille humaine) (monument de Winant de Glymes), et ceux qui relèvent des arts du relief (dalles funéraires, avec un gisant soit incisé (monument de Jacques Idoulle), soit sculpté en plus ou moins haut relief (monument de Jean Idoul). Les matériaux utilisés seront principalement la pierre, et plus rarement une lame de métal.

 

Monument funéraire de Winant de Glymes et Michelle d'Yedeghem (†1668), chapelle Notre-Dame du Marché, Jodoigne. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché M084628.
Monument funéraire de Winant de Glymes et Michelle d'Yedeghem (†1668), chapelle Notre-Dame du Marché, Jodoigne. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché M084628.

Le doute est permis quant au statut de ces gisants : s’agit-il d’une dépouille, représentée lorsque l’âme quitte ou a quitté son enveloppe terrestre ? Veut-on représenter le corps dans l’attente de la résurrection promise aux justes lors du Jugement dernier ? Ou ces gisants sont-ils déjà aux portes du salut ? Comme Philippe Ariès l’a très justement résumé en 1977, « le gisant est proche d’un état neutre dont il s’éloigne parfois, soit vers la vie, soit vers la mort, soit vers la béatitude ».

Gobert d’Aspremont, abbaye de Villers-la-Ville

Monument funéraire de Gobert d'Aspremont (†1263), cloître de l'abbaye de Villers-la-Ville, Tilly. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché A050918.
Monument funéraire de Gobert d'Aspremont (†1263), cloître de l'abbaye de Villers-la-Ville, Tilly. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché A050918.

Les lecteurs et lectrices familiers du patrimoine du Brabant wallon reconnaitront probablement le gisant de Gobert d’Aspremont, qui est l’un des plus anciens monuments funéraires conservés du Brabant wallon, et de Belgique. Il se trouve à l’abbaye de Villers-la-Ville, dans l’angle nord-est du cloître, près de la porte qui mène à l’église l’abbatiale. Gobert était un moine cistercien de l’abbaye de Villers, mort en 1263, qui a par la suite été considéré comme bienheureux par la communauté monastique.

Monument funéraire de Gobert d'Aspremont (†1263), détail, cloître de l'abbaye de Villers-la-Ville, Tilly. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché A050920.
Monument funéraire de Gobert d'Aspremont (†1263), détail, cloître de l'abbaye de Villers-la-Ville, Tilly. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché A050920.

Le défunt est représenté en gisant, les yeux fermés et les mains jointes en prière. Ses cheveux tonsurés et sa coule sont indicateurs de son statut de moine. Sa tête repose au centre de l’ouverture trilobée d’un dais architecturé présentant une série de tourelles juxtaposées ; ses pieds sont appuyés contre le corps d’un lion couché. Il repose sur un coffre orné d’une suite d’arcades en arc brisé.

Le monument funéraire a connu plusieurs interventions de conservation-restauration au cours de son histoire. En 1927-1929, le comte Guy d’Aspremont a fait réassembler les morceaux épars de la tombe. La tombe a une nouvelle fois été restaurée en 2003, à la suite d’un acte de vandalisme ayant détruit les mains et le visage du gisant (1996).

Philippe de Witthem et Jeanne de Halewyn, église Saint-Étienne, Braine-l’Alleud

Le gisant n’est pas uniquement réservé aux ecclésiastiques et peut également être employé pour commémorer un couple, ici Philippe de Witthem, mort en 1523, et son épouse Jeanne de Halewyn, décédée deux ans plus tôt. Leurs dates de décès sont inscrites sur deux bannières portées par des lions au niveau de l’entablement.

Dalle funéraire de Philippe de Witthem (†1523) et Jeanne de Halewyn (†1521), église Saint-Étienne, Braine-l’Alleud. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché b043904.
Dalle funéraire de Philippe de Witthem (†1523) et Jeanne de Halewyn (†1521), église Saint-Étienne, Braine-l’Alleud. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché b043904.

Il s’agit cette fois d’une dalle sculptée en bas-relief. Les deux gisants empruntent les mêmes caractéristiques-types que celui de Gobert : les mains jointes en prière devant la poitrine, et la tête reposant sur un coussin. Il est intéressant de noter que les pieds de Philippe reposent à nouveau sur un lion. Traditionnellement, les femmes ont aux pieds un chien, symbolisant la fidélité alors que le lion représente la bravoure masculine, ce qui n’est pas le cas pour Jeanne.

Si le gisant de Gobert d’Aspremont appartenait pleinement au Moyen Âge, les gisants de Philippe de Witthem et Jeanne de Halewyn attestent de l’introduction d’éléments renaissants au sein d’une typologie funéraire médiévale. Les gisants sont ainsi insérés au centre d’un portique représenté en perspective. Plusieurs motifs ornementaux évoquent également le vocabulaire de la Renaissance : frise de feuilles d’acanthe, rinceaux végétaux, arabesques, etc.

Il est intéressant de noter que des dalles funéraires similaires à celle de Braine-l’Alleud peuvent être placées verticalement, insérées dans une muraille, alors que celle-ci est actuellement placée horizontalement et repose sur quatre lions. Bien qu’elle ait été également placée verticalement à un moment donné, la position d’origine de la dalle peut facilement se déduire grâce à l’inscription funéraire, gravée sur la bordure de la dalle : pour pouvoir la lire, il est nécessaire de tourner autour de la dalle, ce qui n’est possible que si elle est placée horizontalement.

Maximilien de Hornes, église Saint-Rémi, Braine-le-Château

Le gisant de Maximilien de Hornes est l’un des seuls du corpus qui peut être relié à un sculpteur de renom. Sa réalisation est attribuée à Jean Mone, sculpteur à la cour de Charles Quint, sur base de rapprochements stylistiques (notamment grâce à la proximité du gisant avec celui d’Antoine de Lalaing, qui se trouve à Hoogstraten).

Maximilien de Hornes, décédé en 1545, était le chambellan de Charles Quint, et chevalier de la Toison d’or. Son statut est mis en évidence par son monument funéraire : les dimensions et la qualité du travail de sculpture ne peuvent que commémorer un défunt appartenant aux classes sociales les plus hautes de l’époque. L’armure et le tabard dont le gisant est vêtu attestent de ses fonctions, et son appartenance à l’ordre de la Toison d’or est mise en évidence par le collier qu’il porte sur la poitrine, composé d’une alternance de pierres à feu et de fusils, et auquel est suspendue la dépouille d’un bélier.

Le matériau employé pour ce gisant mérite également qu’on y prête attention. Si les exemples précédents étaient en pierre calcaire, celui-ci est en albâtre. Il s’agit d’un type de pierre qui a été favorisé particulièrement aux XVe et XVIe siècle, notamment pour les monuments funéraires, car les qualités esthétiques de l’albâtre permettent de représenter un corps plus vivant et réaliste, notamment grâce aux variations délicates de couleur et aux veines de la pierre.

Jean Mone, monument funéraire de Maximilien de Hornes (†1542), détail, église Saint-Rémi, Braine-le-Château. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché KN011610.

Jean Mone, monument funéraire de Maximilien de Hornes (†1542), église Saint-Rémi, Braine-le-Château. ©KIK-IRPA, Bruxelles, cliché X106685.

Louis de Provins et Louise Vander Gracht, église Saint-Étienne, Court-Saint-Étienne

Les gisants de Louis de Provins et de Louise Vander Gracht, bien que réalisés au XVIIe siècle, reprennent une typologie de monument funéraire qui existe déjà au Moyen Âge : le tombeau à enfeu, c’est-à-dire une niche à fond plat accueillant un monument funéraire. Le gisant de Gobert d’Aspremont (voir ci-dessus), bien qu’antérieur de près de quatre siècles, est inclus dans un dispositif comparable. Les gisants du couple correspondent également au modèle-type mis en place depuis l’époque médiévale.

Louis est décédé en 1651, et sa femme Louise en 1644. Ils n’ont pas commandé leur monument funéraire, qui a été réalisé probablement entre 1657 et 1681 par leur gendre, Lancelot Baldoux, au nom de sa femme Catherine de Provins, comme l’indique l’inscription funéraire.

Bien que le corps des gisants ait été sculpté en marbre noir, les visages et les mains sont des pièces rapportées de marbre blanc. Ce procédé, peu fréquent, permet de faire ressortir ces éléments et d’insister ainsi sur les visages individualisés qui sont soigneusement sculptés, donnant l’impression de véritables portraits.

Monument funéraire de Louis de Provins (†1651) et Louise Vander Gracht (†1644), église Saint-Étienne, Court-Saint-Étienne. ©Elise Philippe.

Monument funéraire de Louis de Provins (†1651) et Louise Vander Gracht (†1644), détail, église Saint-Étienne, Court-Saint-Étienne. ©Elise Philippe.

Bibliographie

  1. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977 (L'univers historique), p. 261-263.
  2. Barker, « Alabaster as a Material for Funerary Monuments », in M. Debaene (ed.), Alabaster Sculpture in Europe 1600-1650, Londres/ Turnhout, Harvey Miller, 2022, p. 74-87.
  3. Kockerols, Les gisants du Brabant Wallon, Namur, Les éditions namuroises, 2010, en particulier p. 56-61, 162-166, 171-174, et 250-253.
  4. Kockerols, Le monument funéraire médiéval dans l’ancien diocèse de Liège, vol. 1, Namur, Les éditions namuroises, 2016 (Formes et images), en particulier p. 118-119.

Elise Philippe, doctorante en histoire de l’art (FNRS/UCLouvain)

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