À la découverte du patrimoine funéraire sculpté de Wallonie : 3. Le diocèse de Liège
Le patrimoine funéraire baroque à Liège : focus sur l’œuvre de Jean Del Cour
La sculpture funéraire a toujours occupé une place essentielle dans la production artistique de nos régions. Cependant, une grande partie des monuments funéraires demeure anonyme, façonnée par des artisans dont les noms ont souvent été oubliés au fil du temps. Pourtant, un certain nombre d’œuvres a pu être attaché à un artiste ou à un atelier, grâce à des documents d’archives, des comparaisons sur base du style, ou grâce à la présence de signatures gravées dans la pierre.
Le diocèse de Liège ne fait pas exception. Parmi les sculpteurs qui ont produit des œuvres conservées dans cette région, la majorité d’entre eux ont également reçu des commandes de monuments funéraires pour de riches bourgeois ou nobles, laïcs ou ecclésiastiques. Et parmi les sculpteurs liégeois de renom, celui qui est peut-être le plus connu est Jean Del Cour. Aborder les monuments funéraires de ce grand maitre donne l’occasion d’apercevoir sous un angle différent sa production bien connue, mais permet également d’aborder autrement le patrimoine funéraire, qui, bien qu’avant tout un patrimoine de mémoire, est également un patrimoine artistique de premier plan.
Jean Del Cour, sculpteur du baroque liégeois
Jean Del Cour fut baptisé en 1631 à Hamoir. Après un voyage de plusieurs années à Rome, où il a pu observer la production baroque romaine et notamment les œuvres du Bernin, il retourne en Belgique. Il s’établit dans la Cité Ardente, où il vivra et travaillera jusqu’à sa mort en 1707.
Fig. 1. Jean-Gilles Del Cour, Portrait de Jean Del Cour, 1685. Musée de l’art wallon, Liège, inv. n° 119. ©IRPA-IRPA, Bruxelles, cliché G003363.
Jean Del Cour a laissé à Liège et plus largement dans l’ensemble de la Belgique de nombreuses sculptures en ronde-bosse et des bas-reliefs en bois, en terre cuite et en pierre. Il a également réalisé des modèles pour la réalisation d’œuvres en métal. Sa production artistique est considérée comme un des jalons importants pour l’histoire de la sculpture de nos régions, et en particulier comme un des témoins majeurs du courant baroque.
Cinq monuments funéraires de Del Cour sont encore actuellement conservés dans le diocèse de Liège, et permettent de (re)découvrir la production du sculpteur liégeois.
Les dalles funéraires de la famille de Crassier
Une première dalle commémore Robert de Crassier (†1679) et son épouse Anne de Zutman (†1687). Elle provient de l’ancienne église Sainte-Claire à Liège. Lors de la destruction du bâtiment en 1889 (pour construire la future Académie de peinture), la dalle fut intégrée dans les collections du Musée archéologique et déplacée dans la seconde cour du palais des princes-évêques.
La dalle a été sculptée en bas-relief. On y voit un ange escalader un rocher sur lequel est gravée l’épitaphe du couple. L’ange tient un médaillon portant les armoiries du couple, dont il semble achever la représentation à l’aide d’un stylet. Le drapé ondoyant et agité de l’ange est caractéristique de la production de Jean Del Cour.
La datation de cette dalle est intéressante : la date de décès d’Anne de Zutman a été ajoutée par la suite, ce qui veut dire que la dalle était déjà achevée en 1687. C’est ce qu’on appelle un terminus ante quem. Et la réalisation doit avoir eu lieu après la mort de Robert de Crassier, donc après1679.
Une seconde dalle de la famille, dédiée à la commémoration de Louis de Crassier (†1687) et Cornélie Thibaut (†1678), se trouvait dans l’ancienne église Saint-Adalbert. Elle se trouve actuellement dans le cloître de l’église Saint-Jean, et ce depuis le 19e siècle. La dalle présente au centre un obélisque tronqué gravé de l’inscription funéraire. De part et d’autre se trouvent deux allégories : à gauche le vieillard Temps, armé de sa faux, et à droite une femme éplorée assise, représentant la Vie. La position du Temps est très similaire à celle de l’ange dans la dalle de Robert de Crassier et Anne de Zutman.
Cette fois, l’inscription nous apprend que la dalle a été commandée par les enfants du couple, en mémoire de leurs parents, donc au plus tôt en 1687. Ce qui place la réalisation des deux dalles de la famille de Crassier dans la même période.
Fig. 2. Jean Del Cour, Dalle funéraire de Robert de Crassier (†1679) et Anne de Zutman (†1687), 2e cour du palais des princes-évêques, Liège (prov. de l’église Sainte-Claire, Liège). ©IRPA-KIK, Bruxelles, cliché B162141.
Fig. 3. Jean Del Cour, Dalle funéraire de Louis de Crassier (†1687) et Cornélie Thibaut (†1678), église Saint-Jean, Liège (prov. de l’église Saint-Adalbert, Liège). ©H. Kockerols, Monuments funéraires en pays mosan. 4. Arrondissement de Liège. Tombes et épitaphes - 1200-1800, Malonne, édité par l’auteur, 2004, p. 422.
Le monument mural de Denis de Charneux et Catherine Pernode
Dans l’église Saint-Martin de Visé se trouve un monument funéraire mural réalisé par Jean Del Cour. Il commémore Denis de Charneux (†1663) et son épouse Catherine Pernode (†1640). Si les deux dalles précédentes ont été attribuées au sculpteur liégeois sur base de comparaisons stylistiques, ce monument bénéficie de l’éclairage de documents d’archives. On en trouve en effet mention dans le livre de raison du sculpteur, ce qui nous apprend qu’il a été réalisé en 1682 pour le fils du couple défunt, soit plus de 40 ans après le décès de Catherine Pernode et 19 ans après celui de Denis de Charneux. Cet exemple montre bien que les commandes de monuments funéraires ne sont pas toujours à placer dans une temporalité proche du décès des personnes commémorées.
L’état actuel du monument n’est qu’un aperçu partiel de la réalisation initiale. Il a en effet été presque totalement détruit lors de l’incendie de l’église Saint-Martin en 1914. Seul le médaillon central, représentant les défunts en buste et de profil, vêtus à l’antique, a pu être conservé. Il a été réintégré dans une structure architecturale en 1925. Une photo ancienne permet de documenter l’état initial, et de voir les éléments manquants : l’inscription dans la partie inférieure, un crâne ailé sculpté en marbre blanc, deux torches allumées renversées de part et d’autre du médaillon, ainsi que des armoiries ornées de rubans et de guirlandes végétales dans la partie supérieure.
Fig. 4. Jean Del Cour, Monument funéraire de Denis de Charneux (†1663) et Catherine Pernode (†1640) (état actuel après reconstitution de 925), 1682, église Saint-Martin, Visé. ©IRPA-KIK, Bruxelles, cliché M083519.
Fig. 5. Jean Del Cour, Monument funéraire de Denis de Charneux (†1663) et Catherine Pernode (†1640) (état avant 1914), 1682, église Saint-Martin, Visé. © H. Kockerols, Monuments funéraires en pays mosan. 4. Arrondissement de Liège. Tombes et épitaphes - 1200-1800, Malonne, édité par l’auteur, 2004, p. 415.
Le bas-relief de Guillaume Martini et Anne de Tru
Dans le musée communal de Huy se trouve une dalle funéraire commémorant Guillaume Martini (†1684) et son épouse Anne de Tru, commandée par leur fils Louis Martini. Elle se trouvait jadis dans l’église Saint-Mengold de Huy. La composition présente au centre une draperie ondoyante, gravée de l’inscription funéraire, qui est portée par un squelette ailé et un angelot. Construits de façon opposées, tant par leur position, leur jeu de regard, ou encore par la chair tendre de l’angelot contrastant avec les os décharnés du squelette, ils représentent la Vie et la Mort. Le bas-relief de marbre blanc est inséré dans une bordure godronnée, qui rappelle celle du médaillon de Denis de Charneux et Catherine Pernode.
Le motif de la draperie portée par un squelette ailé est assez rare pour la sculpture de nos régions, mais est en revanche plus répandu en Italie, en particulier dans les monuments réalisés par le Bernin. Ce n’est pas un hasard qu’une inspiration romaine transparaisse des réalisations de Jean Del Cour, qui a voyagé à Rome et a été fortement influencé par le sculpteur italien.
Le Christ gisant de Waltère de Liverlo et Marie d’Ogier
Enfin, il reste à mentionner une des œuvres les plus célèbres de Jean Del Cour : le Christ gisant conservé dans la cathédrale Saint-Lambert de Liège. Si la sculpture sera familière à nombre de passionnés et passionnées de patrimoine religieux, le fait qu’elle se trouvait jadis au sein d’un monument funéraire détruit est sans doute moins connu.
La sculpture du Christ gisant se trouvait donc intégrée dans une composition plus vaste, qui a été détruite en même temps que l’église des Sépulcrines de Liège, où elle se trouvait. On ne sait pas avec précision à quoi ressemblait l’ensemble du monument, mais des descriptions anciennes mentionnent une représentation du Christ ressuscité.
L’œuvre a été commandée par Waltère de Liverlo (†1737), bourgmestre de Liège, et par son épouse Marie d’Ogier (†1739). Le Christ est sculpté en un unique bloc de marbre blanc. Sa tête repose renversée sur une saillie rocheuse. Il est partiellement couvert par un linceul dont, selon Michel Lefftz, spécialiste de Jean Del Cour, « l’étoffe s’émancipe de la structure du corps pour se déployer librement dans l’espace. Les plis fortement saillants et très modulés, ce qui fait naitre un grand nombre de nuances dans la lumière réfléchie, créant un vibrato très intense ».
Fig. 7. Jean Del Cour, Christ gisant du monument funéraire de Waltère de Liverlo et Marie d’Ogier, 1696, cathédrale Saint-Paul, Liège (prov. de l’église des Sépulchrines de Liège). ©Elise Philippe.
Fig. 8. Jean Del Cour, Christ gisant du monument funéraire de Waltère de Liverlo et Marie d’Ogier, détail de la signature, 1696, cathédrale Saint-Paul, Liège (prov. de l’église des Sépulchrines de Liège). ©Elise Philippe.
Deux inscriptions se lisent sur le bloc de marbre, l’une mentionnant les commanditaires et la date de1696, l’autre note « JOES DELCOUR SCULPebat ». Il s’agit d’une signature de l’artiste Jean Del Cour, ce qui permet de lui attribuer la sculpture avec certitude.
Au-delà du diocèse de Liège
Bien sûr, la renommée de Jean Del Cour ne s’est pas limitée au diocèse de Liège. Nombre de ses sculptures peuvent se voir dans d’autres églises de Wallonie et de Belgique, voire même au-delà des frontières belges. Pour celles et ceux qui souhaitent poursuivre la découverte des œuvres du maitre, voici une liste non-exhaustive d’autres monuments funéraires qu’il a réalisés :
- Ossogne, église Sainte-Gertrude : monument funéraire d'Alexandre de Mérode, Anne d’Allamont et Alexandre-Théodore de Mérode
- Gand, cathédrale Saint-Bavon : monument funéraire d’Eugène d’Allamont
- Maastricht, église Notre-Dame : monument funéraire de Guillaume Lipsen
- Londres, Victoria and Albert Museum : variante du monument funéraire de Guillaume Lipsen
Bibliographie
H. Kockerols, Monuments funéraires en pays mosan. 4. Arrondissement de Liège. Tombes et épitaphes - 1200-1800, Malonne, édité par l’auteur, 2004.
M. Lefftz, « Deux pierres sépulcrales à verser au catalogue de Jean Del Cour », Bulletin de l’Institut Archéologique Liégeois, 108, 1996, p. 141-150.
M. Lefftz, Jean Del Cour, 1631-1707 : un émule du Bernin à Liège, Bruxelles, Racine, 2007.
R. Lesuisse, Le sculpteur Jean Del Cour. Sa vie, son œuvre, son évolution, son style, son influence. Étude historique, esthétique et critique, Couillet, Maison d’édition Couillet, 1953.
E. Philippe, « Un baroque macabre ? Étude visuelle et spirituelle de la mort allégorique», dans Y. Coativy, I. Hans-Collas, D. Jugan et D. Quéruel (éds.), « Hirie dime, varchoas dide ». La Mort et ses représentations, actes du XXe congrès de l’association Danses macabres d’Europe, Brest, 19-23 septembre 2023, Brest, CRBC, 2023, p. 241-257.
M.-M. Robeyns, Jean Del Cour, Paris/Gembloux, Duculot, 1977 (Wallonie, art et histoire).
Elise Philippe, doctorante en histoire de l’art (FNRS/UCLouvain)