Les quatre Évangélistes de Guillaume Évrard dans la Basilique des Saints-Pierre-et-Paul à Saint-Hubert : restauration d’un « trésor »
Au milieu du XVIIIe siècle, Dom Célestin De Jongh, 57e abbé de Saint-Hubert, mena de grands travaux de modernisation de l’église abbatiale, principalement dans la partie occidentale du chœur, ainsi que de reconstruction du quartier abbatial. Il fit notamment appel au sculpteur Guillaume Évrard (Liège, 1709 - Tilleur, 1793) pour réaliser plusieurs statues, dont le fameux saint Sébastien, aujourd’hui conservé avec son autel de marbre à l’église d’Awenne (l’ensemble étant classé en 1993 comme monument, autel et statue, pour valeur historique et artistique, dans une église néo-gothique qui n’est pas classée), et les quatre évangélistes, toujours sur place. Cette commande survient quelque temps après le séjour de l’artiste à Rome (1738-1744), de sorte que ces personnages s’inspirent nettement de modèles italiens. C’est en particulier le cas de Jean et Mathieu, influencés par les statues en marbre du sculpteur Camille Rusconi (1658-1728) réalisées pour la basilique Saint-Jean-de-Latran à Rome.
Fiche d’identité :
Guillaume Evrard
Liège, vers 1750
Bois peint en blanc
l. 230 cm – L. 132 cm pour chacune des statues
Basilique des Saint-Pierre-et-Paul, Saint-Hubert
Classé le 9 février 2015
Guillaume Évrard est incontestablement le plus important sculpteur du pays de Liège au XVIIIe siècle et sa carrure dépasse largement le cadre régional. Au sein de sa production, l’ensemble de statues de Saint-Hubert se démarque par son caractère monumental, d’un baroque très enlevé, teinté d’esprit rocaille. Les œuvres, destinées à être placées sur de lourdes consoles au-dessus des stalles, participent pleinement au somptueux aménagement du chœur, cerné de lambris de marbres et dominé par le monumental maître-autel de mêmes matières. D’une façon plus générale, ces quatre évangélistes représentent sans aucun doute des œuvres d’une qualité de conception (avec une réinterprétation magistrale des modèles italiens de l’époque) et d’exécution, exceptionnelle dans nos régions. Tous ces caractères leur ont valu le classement comme « trésors » de la Fédération Wallonie-Bruxelles le 9 février 2015 (parution au Moniteur Belge le 23 avril de la même année), avec une notice dans le deuxième livre de la Fédération consacré aux trésors classés (paru en 2021).
Saint Jean. Photo © KIK-IRPA, Brussels (Belgium)
Hautes de quelque 2,30 mètres et réalisées en bois de tilleul peint en blanc à l’imitation du marbre, ces grandes statues ont été restaurées pendant deux ans dans les ateliers de l’Institut royal du Patrimoine artistique à Bruxelles. De retour à Saint-Hubert en 2010, elles ont été déposées dans les bas-côtés de la nef, sur des socles blancs et sous d’amples cloches de plexiglass, installation provisoire dans l’attente de la restauration de la basilique, ce qui ne permet évidemment pas d’apprécier la grande subtilité de la scénographie originelle, qui jouait très habilement avec la perception globale de ces personnages aux draperies mouvementées, sur leurs socles d’origine.
Saint Luc. Photo © KIK-IRPA, Brussels (Belgium)
Les questions que l’on peut se poser au vu de cette aventure sont très nombreuses : ne retenons que les principales. En premier lieu, le devenir du plus bel ensemble monastique de la région, d’un intérêt à tout le moins européen, centré sur une église aux dimensions de cathédrale, de beaucoup la plus importante d’Ardenne, aujourd’hui basilique et toujours siège d’un culte vivace et d’un pèlerinage fréquenté. Depuis des années, les bâtiments abbatiaux sont inoccupés et en attente d’une affectation par un hypothétique repreneur. Depuis longtemps, l’église menace ruine, de vastes filets sont tendus à travers tout et la sécurité est régulièrement mise en cause, tant les risques de chutes de pierres sont flagrants. Les projets de restauration s’étirent depuis de très nombreuses années et tardent à se concrétiser. Ceci n’empêche pas l’église de rester un pôle touristique visité et d’abriter régulièrement des concerts, dont de grands concerts de variétés, dommageables déjà dans des bâtiments sains mais pas conçus pour ce type d’évènements (ne serait-ce que par le matériel nécessaire, les vibrations et la gestion des flux de spectateurs), à plus forte raison dans un église au bord de la ruine, avec un mobilier de très grande qualité (stalles et marbres, notamment). On ne compte plus les ébréchures aux angles des autels et les ébranlements des stalles.
La sécularisation tardive de l’abbaye rend complexe la question de propriété et de responsabilité entre la commune et la fabrique, ce qui se marque bien sûr dans la maîtrise d’ouvrage des différents travaux. C’est ainsi que, pour la restauration de 2008 à 2010 des quatre évangélistes, les subsides régionaux ont été versés tantôt à l’une, tantôt à l’autre des structures, pour les postes de transports par une entreprise spécialisée ainsi que pour la confection et l’installation des « vitrines ». La restauration proprement dite a été prise en charge par le biais de la Fondation Roi Baudouin. L’intervention régionale se justifie par le fait que les statues monumentales sont considérées comme intégrées dans le classement de la basilique comme patrimoine exceptionnel de Wallonie.
Saint Marc. Photo © KIK-IRPA, Brussels (Belgium)
C’est la troisième question qui surgit évidemment, cette subtile limite entre immobilier et mobilier, qui a déjà fait couler tellement d’encre, sans doute une des plus caricaturales des nombreuses absurdités de la Belgique quant à l’imbroglio des compétences. Jusqu’où s’étend le classement d’un édifice comme monument ? Autrement dit, quel mobilier est concerné, autre que celui immeuble par incorporation ou destination, avec toute une série de nuances juridiques délicates. Les autels, les stalles, certes, mais des statues posées sur des socles, accrochés eux-mêmes aux piliers ? Et des tableaux, non intégrés dans des lambris ? Dès lors, pourquoi avoir accordé le statut de trésors à des objets supposés déjà protégés par le classement monumental ? L’octroi de subsides régionaux (antérieurs à la reconnaissance comme trésors) témoigne de cette interprétation par la Région wallonne. Par ailleurs, pourquoi la Région wallonne a-t-elle classé en 1993 comme monument un autel isolé, que l’on sait amené de l’ancienne abbatiale ? La problématique dépasse la simple question budgétaire, importante, pour viser la compétence du suivi des dossiers : les agents du patrimoine immobilier n’ont pas le profil nécessaire pour accompagner la restauration d’une statue en bois peint ou d’un tableau, le manque d’expérience se faisant déjà sentir quand il s’agit de « décors » au sens plus global, que le monument soit profane ou religieux. Or, ces compétences existent, mais à la Fédération Wallonie-Bruxelles…
Saint Matthieu. Photo © KIK-IRPA, Brussels (Belgium)
De façon globale se pose évidemment la gestion de ces ensembles monumentaux, au quotidien, sur le moyen et le long terme. Il semble qu’aucun suivi de ces œuvres baroques traitées à grands frais ne soit assuré pour contrôler le possible retour d’insectes xylophages. Il en va de même de tout ce qui est conservé à Saint-Hubert, jusqu’à l’insigne étole miraculeuse du saint dans son reliquaire installé sur l’autel, juste à côté d’une entrée secondaire, et du cor (musical) du saint, simplement cousu sur un coussin au milieu de la trésorerie. Faut-il rappeler le vol mystérieux, il y a quelques années, d’émaux du 16e siècle sur l’autel exceptionnel par ces éléments, le fameux autel dit « des iconoclastes » ? Qu’en est-il de la sécurisation de l’édifice et de tout son contenu, notamment lors des rassemblement de foules évoqués ? Bref, la basilique de Saint-Hubert mérite à coup sûr une visite, c’est une de nos plus insignes merveilles, mais que cette visite soit l’occasion de réfléchir au devenir de notre riche patrimoine, en particulier de cet exceptionnel patrimoine religieux !
Francis TOURNEUR,
Faculté d’Architecture ULiège, Commission Royale des Monuments, Sites et Fouilles et Commission des Patrimoines culturels
Envie de la découvrir ? Informations pratiques d’accès à l’église : heures d’ouverture de la basilique
Tous les jours de 9h à 18h de Pâques au 31 octobre.
Envie d’en savoir plus ?
LHOIST-COLMAN B. et COLMAN P., « Sculpteurs et sculptures du XVIIIe siècle à Saint-Hubert-en-Ardennes », dans Chronique archéologique du Pays de Liège, 59e année, 1968, pp. 23-41.
LEFFTZ M. et VANDEVIVERE I., « Mobilier, sculptures et ornements », dans DIERKENS A., DUVOSQUEL J.M. et NYST N. (dir.), L’ancienne église abbatiale de Saint-Hubert, Namur, Région Wallonne, Division du Patrimoine (Etudes et Documents, Monuments et Sites, 7), 1999, pp. 113-133.
RABELO E., « Consolidation de sculptures monumentales en bois : les Evangélistes de Guillaume Evrard de ma basilique de Saint-Hubert », dans Bulletin de l’Institut royal du Patrimoine artistique, 34, 2013-2015, pp. 289-294.
SERESSIA C., Guillaume Evrard, dernier sculpteur des princes-évêques, Gembloux, J. Duculot (Wallonie, Art et Histoire, 17), 1973.
TOURNEUR F., Les quatre évangélistes, dans DELCOR Fr. (éd. resp.), Trésors classés en Fédération Wallonie-Bruxelles, coll. Protection du Patrimoine culturel, 2, Bruxelles, 2021, pp. 118-119.