La diversité du patrimoine funéraire. Parcours à travers les formes et les matériaux des monuments nivellois
Si l’article du mois précédent, dédié aux gisants du Brabant wallon, était consacré à un même modèle funéraire et ses variations, les monuments que l’on trouve dans les églises sont de formes bien plus diversifiées, allant de la simple dalle au grand mausolée de marbre en passant par des monuments muraux. Et il en va de même pour les matériaux employés : si la pierre est en général favorisée, pour sa durabilité qui correspond aux objectifs d’un objet de mémoire qui vise à traverser le temps, d’autres matériaux peuvent également être employés, comme le métal ou le bois.
Tous ces objets, de formes, formats et matériaux divers et variés, vont à chaque fois reprendre les mêmes éléments, afin de pouvoir commémorer les défunts. Le premier élément, nécessaire afin d’assumer une fonction commémorative, est l’inscription funéraire, ou épitaphe (qui reprendra le nom du ou des défunts, quelques informations biographiques, une date de décès et généralement un appel aux prières : « Ora pro nobis / Priez pour leur âme »). À l’épitaphe peuvent s’ajouter une représentation du ou des commémorés, des armoiries, une devise familiale ou personne, et une scène religieuse ou allégorique.
Dans le vicariat du Brabant wallon, il existe une église où la diversité du patrimoine funéraire est parfaitement visible : la collégiale Sainte-Gertrude de Nivelles. Le bâtiment actuel, construit au XIe siècle, a traversé les siècles. Des défunts de toutes les époques y ont été inhumé et y ont fait placer un monument funéraire. Certains d’entre eux sont de dimensions imposantes et ont été construits en matériaux fastueux, tandis que d’autres sont relativement simples et correspondent au patrimoine funéraire que l’on peut trouver dans de nombreuses églises de Wallonie. C’est pourquoi cette église se prête parfaitement à une exploration de la diversité du patrimoine funéraire.
La pierre : des dalles aux mausolées monumentaux
Comme cela a déjà été dit plus haut, le matériau le plus courant que l’on retrouve dans les églises pour les monuments funéraires est la pierre. Et la forme la plus fréquente sera la dalle funéraire, qui s’insère dans le pavement de l’église au-dessus du lieu d’inhumation du défunt. Les plus simples seront simplement gravées d’une inscription funéraire, comme la dalle funéraire d’Adrienne de Lannoy, qui est décédée en 1654. Il est à noter que cette dalle, jadis dans le dallage, a été déplacée et posée contre un mur de la chapelle latérale. Il s’agit de la forme de monument funéraire la moins couteuse, car la moins travaillée. Elle est ainsi accessible à des défunts moins fortunés. Mais elle ne leur est pas réservée : Adrienne de Lannoy, abbesse du chapitre féminin de Nivelles et issue d’une famille fortunée, aurait pu faire un choix plus fastueux. Elle a probablement souhaité faire un choix humble et moins fastueux, plus en accord avec les valeurs chrétiennes.
D’autres dalles peuvent être plus ornées, notamment en y intégrant des motifs ornementaux ou à la symbolique chrétienne. Une représentation du défunt, notamment en gisant (voir à ce propos l’article du mois précédent consacré aux gisants du Brabant wallon). De nombreuses dalles funéraires peuvent être observées dans le cloître de la collégiale, présentant toutes les variations de cette typologie funéraire.
Fig. 1. Monument funéraire d’Adrienne de Lannoy (†1654), collégiale Sainte-Gertrude, Nivelles. ©Elise Philippe.
Fig. 2. Monument funéraire de chanoinesse non-identifiée (†1282), collégiale Sainte-Gertrude, Nivelles. ©Elise Philippe.
La pierre n’est pas réservée qu’aux dalles bidimensionnelles. Elle peut également être employée pour des formes plus développées, comme les monuments funéraires muraux. Plusieurs peuvent être observés sur les parois de la collégiale nivelloise, dont celui d’Anne de Créquy, chanoinesse décédée en 1635. Ces monuments ont une composition plus complexe et permettent d’intégrer d’autres éléments par rapport aux dalles, notamment des scènes religieuses. L’épitaphe occupe ici la partie inférieure de la composition. La partie centrale accueille une scène sculptée en bas-relief, représentant la défunte agenouillée en prière devant un Christ en croix, et est accompagnée par saint François et sainte Anne trinitaire (accompagnée de la Vierge et de l’Enfant Jésus). Au sommet se dresse une statue du Christ ressuscité, en assez mauvais état de conservation. Il est intéressant de noter que de part et d’autre de la partie centrale se voient des marques en forme de boucliers : il s’agissait des armoiries familiales de la défunte, qui ont été enlevées probablement après la Révolution française). L’on peut également noter que plusieurs types de pierre sont ici utilisées. Sans rentrer dans des détails géologiques, l’on voit de la pierre bleue, blanche et rouge veinée de blanc. Cela permet d’introduire des nuances de couleur qui sont caractéristiques de l’époque baroque.
Enfin, la pierre peut également être employée pour des compositions encore plus somptueuses et monumentales. Il n’existe qu’un seul exemple de ce type à la collégiale nivelloise : le monument funéraire d’Albert-François et de Fernand de Trazegnies. Véritable mausolée aux dimensions impressionnantes, sculpté en marbre noir et blanc, il se trouve dans le transept droit de l’église. Albert-François était prévôt de Nivelles. L’inscription funéraire nous apprend qu’à la mort de son frère, il a fait construire ce monument funéraire pour eux, car s’ils avaient de leur vivant un seul esprit et un seul cœur, il souhaitait qu’ils aient un même lieu de repos à leur mort. Ici, pas d’éléments religieux, uniquement une démonstration du statut social et de la richesse des frères, dont l’aîné portant le titre de marquis de Trazegnies.
Le métal : les lames funéraires
En plus de la pierre, le métal a également été utilisé pour fabriquer des monuments funéraires, et plus particulièrement le laiton (alliage de cuivre et de zinc). Il était le plus souvent travaillé sous forme de plaques de métal gravées, nommées lames, qui empruntent en général les mêmes formes que les dalles de pierres.
Il s’agit d’un matériau luxueux, réservé à une clientèle aisée, principalement la noblesse et le haut clergé, qui a été en vogue surtout aux XVe et XVIe siècles. Malheureusement, très peu d’exemples de lames ont été conservées dans nos régions, car le laiton pouvait être fondu pour être réemployé à d’autres fins. La plupart des exemples encore en place dans des églises belges se trouvent en Flandres, ce qui s’explique par le fait que c’est là qu’étaient implantés les ateliers de production de l’époque, qui étaient surtout nombreux à Bruges.
Mais quelques lames funéraires se trouvent à la collégiale Sainte-Gertrude, dont celle de Marguerite d’Escornaix, décédée en 1461. La majeure partie de la lame est consacrée à l’inscription funéraire, particulièrement longue car elle reprend toutes les fondations de messes faites par l’abbesse. La partie supérieure représente Marguerite agenouillée en prière devant une Vierge à l’Enfant. Elle est introduite par sainte Marguerite, sa patronne, identifiable par son attribut, le dragon. La lame, endommagée, est actuellement conservée en trois morceaux distincts, mais une photo ancienne permet d’en documenter l’aspect originel.
Fig. 5 et 6. Monument funéraire de Marguerite d’Escornaix (†1461), collégiale Sainte-Gertrude, Nivelles. ©KIK-IRPA, Bruxelles, clichés X062630 et A009872.
Le bois : les tableaux commémoratifs
Un troisième matériau doit être ajouté à la pierre et au laiton : le bois. Il existe en effet plusieurs monuments funéraires réalisés en bois, bien que cela ne soit pas courant. Il est cependant difficile de dire avec certitude si c’est parce que la pierre, plus solide, était préférée, ou si les éléments en bois, plus fragiles, ont presque tous été perdus.
Un monument funéraire de ce type est conservé à la collégiale de Nivelles : celui des chanoines Jean Obenus et Stéphane Roullier. Il s’agit d’un triptyque (une peinture à 3 volets). La scène principale représente le Sacre de saint Norbert, tandis que les volets latéraux montrent à gauche le martyre de saint Jean l’Évangéliste, et à droite le martyre de saint Etienne. Une fois les volets fermés, l’on peut voir les deux chanoines commémorés à genoux devant un pupitre, accompagnés de leur saint patron tenant en main ses attributs (saint Jean à gauche avec l’aigle, le calice et l’Évangile ; saint Etienne à droite, en habits ecclésiastiques et tenant la palme du martyre et une pierre).
Les matériaux mixtes
Enfin, en guise de conclusion, il est important de souligner que les groupes esquissés jusqu’ici ne doivent pas être perçus de façon trop rigide. Il ne s’agit que de grandes tendances. Il existe en effet de nombreux monuments funéraires qui emploient plusieurs matériaux différents, souvent le bois et la pierre. Il en existe également des exemples à Nivelles. Le premier, le monument funéraire du prévôt François d’Andelot (†1657), est la configuration la plus courante. Il s’agit d’un monument funéraire mural de pierre, similaire à celui d’Anne de Créquy, mais dont la scène centrale n’est pas sculptée mais bien peinte sur toile.
Un second exemple est le monument funéraire du prévôt Hubert Kersan. Ce théologien, qui a vécu au XVIe siècle, est notamment connu pour avoir traduit les écrits Erasme en langue vernaculaire. Actuellement, son monument funéraire mural ne présente qu’un unique matériau, la pierre. Mais la présence de quatre crochets métalliques, de part et d’autre de la partie centrale, permettent d’affirmer que jadis étaient accrochés à la pierre des volets latéraux, très probablement en bois peint, sur le modèle des triptyques. Cette forme funéraire mixte est bien documentée, bien qu’aucun objet complet ne semble actuellement subsister.
Fig. 8. Monument funéraire de François d’Andelot (†1657), collégiale Sainte-Gertrude, Nivelles. ©Elise Philippe.
Fig. 9. Monument funéraire d’Hubert Kersan, 1553, collégiale Sainte-Gertrude, Nivelles. ©Elise Philippe.
Bibliographie
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Elise Philippe, doctorante en histoire de l’art (FNRS/UCLouvain)
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