Le calice pour le sang du Christ
Le mois passé, nous commencions une série d’articles avec des travaux d’étudiants de l’Université de Namur (UNamur). Ces études se devaient d’analyser un des objets de culte conservés au Musée Diocésain de Namur. Alors que le travail de Noah Meunier se basait sur les aspects techniques de la mise en forme d’un ciboire, l'étude de Lana Ricci se concentre sur l’analyse iconographique d’un calice réalisé vraisemblablement par l’orfèvre Antoine II Goubault, originaire de Mons.
Origine du calice
Tout d’abord, demandons-nous comment expliquer la présence de ce calice à Namur. Selon les archives de Namur, François Buisseret, évêque de Namur de 1602 à 1614, aurait conservé des relations avec sa ville natale, Mons, et aurait fait venir le calice à Namur. Malheureusement l’état lacunaire de ces archives ne permet pas encore de confirmer cette théorie et d’affirmer que le calice fut depuis sa création à Namur. Le calice fait partie des trésors de la cathédrale de Namur.*1
Description
Afin de suivre aisément la description, nous vous conseillons de bien regarder le dessin et la photo. Le calice en argent doré mesure environ 24 cm de haut et le pied environ 18,6 cm de diamètre. Il se compose d’un pied à huit lobes qui se prolonge par une tige octogonale aux différents côtés ornés de petites fleurs et d’un nœud sphérique qui se divise en quartiers séparés par des filigranes. Ces quartiers sont décorés de chérubins encadrés par un décor percé à jour. Le tout soutient la fausse coupe présentant des scènes iconographiques qui encadrent la coupe. Sur le haut de la tige repose une coupe profonde se terminant par une lèvre légèrement évasée. La fausse coupe qui l’entoure est marquée par une lèvre filigranée et se divise en quatre cartouches iconographiques de taille identique, reliés par des chérubins. Les plumes des chérubins se terminent sous leur tête en une longue tige qui rejoint l’extrémité inférieure de la fausse coupe en se transformant en une chute de feuilles de vigne.
Iconographie - Scènes de la fausse coupe
Un travail universitaire d’analyse iconographique en histoire de l’art exige de suivre une structure bien définie : une description détaillée sans identification de la scène ou du sujet représenté, une comparaison avec une autre œuvre qui permet l’identification de la scène et des personnages et finalement l’iconologie avec une réflexion sur le message véhiculé par l’image. Cela permet par la suite de déterminer les sujets traités, de contextualiser l'œuvre parmi celles de son époque ou de sa région et d’en comprendre le sens.
A nouveau, le mieux est de suivre les descriptions et l’analyse avec les photos sous les yeux.
La fausse-coupe est composée de quatre cartouches sur son contour, contenant chacun une scène bien distincte.
Premier cartouche
La première scène représente au centre un enfant nu couché sur une couverture. Derrière lui, à droite, se tiennent un homme et une femme, qui tire un bout de la couverture et baisse le regard dans sa direction. Devant lui, à gauche, deux hommes de profil baissent leur regard vers lui en enlevant leur chapeau. Un ange est aussi présent de leur côté, en bas. En arrière-plan, on distingue un toit qui abrite un taureau, reconnaissable par ses cornes, et un âne. La scène est surplombée par une étoile entourée par ce qui semble être des rayons lumineux.
Cette scène présente de grandes similarités avec l’œuvre « l’Adoration des Bergers », réalisée par Martin Schongauer en 1472. Cette œuvre représente les bergers lorsque, alertés par une lumière céleste, ils voient un ange leur annoncer : « Ne craignez pas ! Car voici, je vous annonce une grande joie qui sera tout le peuple : il vous est né aujourd’hui un Sauveur, dans la ville de David. C’est le Christ Seigneur. Et voici pour vous le signe : vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une crèche » (Luc 2, 10-12).*2 Ils partent alors vers Bethléem à la rencontre de Marie, Joseph et de l’Enfant Jésus nouvellement né. Sur cette œuvre, on retrouve à droite les bergers, reconnaissables par la fourche qu’ils tiennent, dont l’un retire son chapeau à la vue de l’enfant, comme le font les personnages de gauche de la cartouche, en signe de respect. On retrouve aussi le couple formé par la Vierge Marie, en position de prière face à l’enfant et Joseph, ici représenté plus en retrait comme s’il était déjà prêt à partir pour la suite de leur voyage. Ils sont entourés d’une fabrique représentant l’étable où se trouvent l’âne et le bœuf.*3 Face aux similitudes entre ces deux œuvres, on peut déterminer que ce cartouche fait référence au même passage biblique, celui de « l’Adoration des bergers ».
Second cartouche
La seconde scène représente une scène de banquet, treize hommes sont autour d’une table. L’un d’eux est mis en avant grâce à la fabrique qui l’entoure, il tient dans sa main gauche ce qui semble être une coupe. Seul un homme est représenté debout. Les autres semblent discuter entre eux. Aux pieds des personnages à l’avant-plan se trouve un broc posé sur le sol.
Cette scène n’est pas sans rappeler « La Cène », de Valentin de Boulogne peinte vers 1625, qui fait aussi référence à la scène biblique du même nom « La Cène » en lien avec l’institution de l’Eucharistie, un sujet repris lors de la messe catholique, caractérisée par l’utilisation du calice qui rappelle que Jésus offrit notamment aux apôtres son sang, du vin, qu’il versa dans une coupe.*4 Jésus est ici représenté au centre de l’œuvre entouré par les apôtres. L’un de ceux-ci, Judas, à l’avant-plan à gauche, cache dans son dos une bourse, celle-ci contient, dans l’histoire, les deniers qu’il a reçus pour trahir Jésus. Un autre, à droite de Jésus, est représenté jeune et imberbe. Il s’agit de Jean, le plus jeune des apôtres.*5 Au centre de l’image, un plat est mis en avant, il s’agit d’agneau rôti, le plat mangé traditionnellement lors de la Pâque hébraïque.*6
Ces éléments rappellent grandement l’organisation de ce cartouche où Jésus serait mis en avant, non par sa place centrale dans l’œuvre mais par sa présence sous la fabrique. Contrairement à la version de De Boulogne, le Christ tient le calice dans sa main, qui est un rappel de la portée eucharistique. A sa droite, on retrouve de nouveau ce personnage imberbe, associé à Jean. Le personnage debout, qui avait déjà été mentionné, tient aussi dans sa main une sorte de bourse comme Judas. Au centre de la table, on retrouve aussi ce qui pourrait être un agneau rôti. Ces éléments montrent déjà un beau parallèle entre ces deux œuvres. En effet, si l’on part du principe qu’elles font référence au même épisode biblique, la présence du broc peut être justifiée puisqu’il est parfois représenté pour rappeler le précédent épisode du lavement des pieds. Il établit ainsi un lien avec l’institution de l’Eucharistie puisque les prêtres utilisent un broc pour se nettoyer les mains avant la consécration. *7
Face à tous ces parallèles, ce cartouche fait bien référence à l’épisode de la dernière Cène, tout en insistant sur son lien avec l’Eucharistie, dans lequel interviennent les calices.
Troisième cartouche
Le cartouche suivant présente un homme en position de prière en son centre. Au-dessus de sa tête se trouve un cercle. Le personnage lève son regard vers un personnage ailé, sortant de nuages, qui tient une coupe. À l'avant-plan, trois hommes sont assis et baissent leurs regards vers le bas de la coupe. En arrière-plan à droite, on constate la silhouette d’un personnage qui tient quelque chose en main et fait un signe à d’autres personnes. De nouveau, ce cartouche présente des caractéristiques similaires à une autre œuvre, celle de « Jésus au Mont des Oliviers » par Sandro Botticelli, peinte vers 1485-1490.
Dans cette scène, Jésus adresse une prière au seigneur dans le jardin de Gethsémani au pied du Mont des Oliviers pour lui demander d’emmener le calice de la passion car il est pris de tristesse et d’angoisse : « Père, dit-il, tout est possible pour toi : éloigne cette coupe de moi. Cependant, que cela ne se passe pas comme je veux, mais comme tu veux » (Marc 14, 35-36).*8 Un ange vient alors le réconforter. Trois apôtres l’accompagnent, Jacques le majeur, Pierre et Jean, mais ils dorment.*9 Jésus, auréolé, est représenté en position de prière et l’ange, dont les ailes ne sont pas encore complètement dans le cadre, semble descendre vers lui pour le réconforter. Il tient dans sa main le calice de la passion pour rappeler le sujet de la prière. La scène se déroule sur une « masse de terre » pour symboliser la montagne. Cette organisation rappelle beaucoup celle du cartouche où l’homme dans la même position que le Christ, regarde l’ange sortir des nuages. La partie inférieure de la scène, quant à elle, varie un peu plus. S’il y a bien trois personnages de part et d’autre sur le cartouche, ils semblent éveillés contrairement à la scène de Botticelli ou au récit biblique. Malgré ces quelques changements, on ne peut nier l’évidente ressemblance entre ces deux scènes, ainsi on peut supposer qu’il s’agit du même épisode biblique, celui de « l’Agonie au mont des Oliviers », ou de « Jésus au Mont des Oliviers ». Le cercle au-dessus de la tête du personnage central serait donc une auréole pour désigner le Christ. D’ailleurs, une montagne est ciselée dans le décor du cartouche, sans doute pour rappeler qu’ils se trouvent au pied du Mont des Oliviers. Le personnage en arrière plan serait donc Judas, tenant la bourse de la trahison, qui fait signe aux soldats d’approcher.*10
Quatrième cartouche
Le dernier cartouche de la fausse coupe présente un homme au centre du cartouche, il est plus grand que les autres personnages et son bras gauche, qui tient une sorte d’étendard, sort du cadre. Il semble descendre du ciel, entouré de nuages et de lumière, caractérisé par les rayons qui l’entourent. Quatre personnages vêtus d’armures et de casques semblent s’écarter à sa vue, ils entourent un objet triangulaire. L’un d’eux, celui debout à droite, lève son épée.
Ce cartouche rappelle « la Résurrection du Christ», un retable de Matthias Grünewald, réalisé vers 1515. Le Christ sort du sépulcre et s’élève dans le ciel comme s’il libérait une énergie. Des soldats, dont le nombre varie, gardent le sépulcre afin d’empêcher qu’on prenne son corps. Lorsque le Christ s’élève, ils sont pris de stupeur ou d’agitation.*11 Dans cette scène, le Christ est au centre de la composition et flotte au-dessus du sépulcre. La lumière l’entoure et elle est si intense que son visage semble s’effacer. Cette lumière rappelle sa transfiguration, ainsi que l’alliance entre Dieu et les hommes. Les soldats semblent avoir été renversés par la puissance que dégage Jésus lorsqu’il s’élève du sépulcre. Les deux œuvres présentent des similitudes. Au centre, le personnage est aussi mis en avant, les nuages donnent cette impression qu’il flotte et il est entouré de lignes qui pourraient rappeler le halo lumineux représenté aussi chez Grünewald. Les soldats sont aussi représentés, s’ils ne semblent pas renversés par sa puissance, ils semblent comme dans la Bible, pris de stupeur. Ils lèvent donc leurs armes, prêts à attaquer. Comme sur le retable, les soldats sont proches d’une forme qui pourrait donc représenter un tombeau, ou le sépulcre s’il s’agit de la même scène. On remarque que sur la fausse coupe, le personnage central tient un étendard frappé d’une croix. Cet étendard est un attribut fréquent du Christ ressuscité.*12 Ainsi, cet élément, comparé aux autres, permet d’affirmer que cette cartouche est bien une forme de représentation de la Résurrection du Christ.
Suite à l’analyse de ces quatre scènes, on remarque que trois de celles-ci correspondent à des scènes de la Passion du Christ, un thème général qui reprend les épisodes de l’entrée à Jérusalem jusqu’à la Résurrection. Elles ont toutes en commun de mettre en évidence des moments de la vie du Christ racontés dans le Nouveau Testament.*13 Si la scène de l’Adoration des Bergers n’est pas dans les épisodes de la Passion, elle fait aussi partie des épisodes de la vie du Christ racontés dans le Nouveau Testament.
Iconologie
Toutes ces scènes ont en commun de mettre en avant des moments racontés dans le Nouveau Testament, et plus précisément, des moments de la vie du Christ. Celui-ci, comme il a été précédemment mentionné, est à l’origine même de la célébration de l’Eucharistie. Il est dit du Christ dans la Bible qu’il est celui « qui rassemble les hommes »*14 et l’Eucharistie en elle-même symbolise l’union des fidèles avec Jésus Christ, qui est pour les chrétiens comme le visage de Dieu.*15 On retrouve donc cette notion de rassemblement instaurée par Jésus Christ. Lorsqu’il transforme le pain et le vin, pendant la Cène, il utilise une coupe, le Saint Calice, qui contiendra aussi son sang après la Crucifixion. Ce calice symbolise en quelque sorte tous les objets sacrés de l’Eucharistie*16 et justifie que l’on utilise un calice pour célébrer cet évènement.*17 Si on part de ce constat simple, on pourrait se demander si les scènes n’ont pas été choisies pour y faire référence, puisque déjà parmi celles-ci on retrouve deux scènes où le calice est mentionné : la Cène et l’Agonie au Mont des Oliviers. Ainsi les cartouches serviraient à mettre en relation le Christ et le calice afin de montrer le lien qui existe entre les deux. Bien sûr, si ceci n’est qu’une hypothèse, il en existe bien d’autres. La Passion, ou le cycle de la Passion, constitue en lui-même un thème général ainsi que le répertoire le plus abondant en termes de sujets religieux. Ce cycle présente aussi une forme d’unité aristotélicienne avec une unité de temps, d’action et d’espace. Ces scènes sont parfois représentées seules ou bien en groupe.*18 Elles renvoient à une idée de rédemption, puisque le Christ a payé de sa vie les péchés des hommes. C’est cette idée centrale qui est évoquée lors de la messe et justifie que l’on construise des églises, etc. Il n’est donc pas étonnant, dans un sens, de retrouver ce thème sur un calice de messe, dont le caractère douloureux des scènes fut longtemps voilé par les artistes de la Renaissance.*19
L’Adoration des Bergers, quant à elle, renvoie à l’aube de la vie du Christ et elle ne présente pas un caractère douloureux, bien que de nombreux artistes aient eu tendance à donner à la Vierge un regard mélancolique pour montrer le destin tragique qui attend cet enfant. Il est donc difficile de savoir ce qui relie ces scènes entre elles. Les raisons pourraient être diverses : par choix du commanditaire ou de l’orfèvre, en raison d’un culte pratiqué sur place, etc.
S’il est donc délicat de donner une explication concernant cette curieuse association, il est probable que l’ensemble de ces scènes renvoie néanmoins au lien qui existe entre l’Eucharistie et le Christ lui-même, celui de l’union des fidèles avec Jésus Christ.
Aujourd'hui
Ce calice a été prêté pour l’exposition Art&Rite qui vous est présentée dans un autre article de la même lettre d’information.
Lana Ricci
Quelques mots sur l'auteure
étudiante en BAC2 Histoire de l'art à l'Université de Namur
et particulièrement passionnée par les dimensions iconographiques et iconologiques dans les œuvres.
Elle espère continuer à l’avenir son cursus dans cette voie.
Le travail a été adapté pour la newsletter par Vinciane Groessens
Sources de l'auteur
*1 CREDIT COMMUNALE, Orfèvreries du trésor de la cathédrale de Namur, cat. exp, Namur, p. 51.. ; COURTOY, F. et SCHMITZ, J., Mémorial de l’exposition des trésors d’art, cat. exp, Namur, 1930, p. 34.
*2 HARI, A. et SINGER, C., La nouvelle Bible illustrée, Strasbourg, 2000, p. 215
*3 DE CAPOA, C., L’Ancien Testament, trad. FERAULT, D., Paris, 2003 (coll. Guide des arts), p. 77-82.
*4 Ibid., p. 255.
*5 PONCE, A., et BELLANGER, E., dir., Reconnaître les apôtres dans l’art, Paris, ca. 2009 (Pèlerin/Narthex, Hors série : les guides du Patrimoine chrétien), p. 38.
*6 DE CAPOA, C., op. cit., p. 256.
*7 Ibid., p. 257.
*8 HARI, A. et SINGER, C., op. cit., p. 304.
*9 DE CAPOA, C., op. cit., p. 260-261.
*10 Ibid., p. 261. ; PONCE, A., et BELLANGER, E., dir., Op. cit., p. 52.
*11 DE CAPOA, C., op. cit., p. 338.
*12 Ibid., p. 340.
*13 Ibid., p. 238.
*14 LE GUILLOU, M.-J., Entrons dans la Passion et la gloire du Christ, Saint-Maur, 1999, p. 8.
*15 Ibid, p. 6.
*16 DECENEUX, M., Les objets du sacré, Rennes, 2000, p. 68-70.
*17 BARRAUD, P., Notice sur les calices et les patènes, Caen, 1842, p. 1.
*18 DE CAPOA, C., op. cit., p. 238.
*19 MALE, E., L’art religieux de la fin du XVIe siècle du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, Paris, 1951, p. 262.