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À la découverte du patrimoine funéraire sculpté de Wallonie : 1. Le Hainaut

Publié le 30/04/2024

Rares sont les églises de Wallonie qui n’abritent pas de monuments ou de dalles funéraires. Et pourtant, cette catégorie de patrimoine religieux est souvent oubliée ou peu valorisée. Afin de lui redonner l’attention qu’elle mérite, une série d'articles diffusés chaque mois vous propose de partir à la découverte du patrimoine funéraire sculpté de Wallonie et de toute sa richesse, avec un focus sur l’époque moderne.

Au fil des siècles, la sculpture funéraire s’est implantée dans les cimetières mais aussi dans les églises, conservant la mémoire des personnages marquants de notre histoire locale. Les monuments funéraires représentent également des jalons intéressants en matière d’étude de la sculpture wallonne, et permettent de (re)découvrir tant des artistes, que des techniques anciennes ou des matériaux. Ils permettent également d’appréhender le rapport à la mort de nos ancêtres et son évolution, grâce à des éléments à la symbolique forte. À la croisée de l’histoire, de la culture et de la foi, la sculpture funéraire a de multiples facettes qui n’attendent que d’être explorées.

Lorsqu’on parle de patrimoine funéraire, il n’y a pas que la sculpture qui mérite d’être mise à l’honneur, car de nombreuses autres typologies sont également mises de côté. Lorsque cela s’y prêtera, les notices consacrées aux monuments funéraires seront ainsi complétées par des excursions dans d’autres domaines du patrimoine funéraire.

Ce mois-ci, c’est une première partie du patrimoine funéraire hennuyer qui est mise à l’honneur. Bonne découverte !

Une typologie hennuyère : les taulets

Monument funéraire de Jean Dubos (†1438) et Catherine Bernard (†1463), cathédrale Notre-Dame, Tournai. Photo © KIK-IRPA, Bruxelles, a043979.

Parmi les églises hennuyères, nombreuses sont les églises qui accueillent un ou plusieurs taulets, une typologie funéraire à laquelle appartient par exemple le monument funéraire de Jean Dubos (†1438) et Catherine Bernard (†1463), conservé en la cathédrale de Tournai. Sculptée en pierre de Tournai, la composition est organisée en deux registres : l’inscription funéraire, et une représentation mettant en scène plusieurs personnages. Au centre se trouve une Vierge à l’Enfant, assise devant un drap d’honneur tenu par deux anges et sur lequel se déploient deux phylactères. De part et d’autre sont agenouillés les deux défunts, présentés chacun par leur saint patron, saint Jean-Baptiste (reconnaissable à l’agneau qu’il porte dans ses bras) et sainte Catherine d’Alexandrie (qui porte une roue, instrument de son martyre, et une palme). Derrière Catherine Bernard est représentée la fille du couple. Ce relief funéraire fait partie d’un groupe de huit qui ont été mis au jour en 1825 sur le site du couvent des Frères mineurs (et qui ont ensuite été déplacés à la cathédrale Notre-Dame).

Ce très bel exemple de sculpture tournaisienne du XVe siècle correspond en réalité à un type de monument funéraire très répandu dans le Hainaut à cette époque, qu’on appelle parfois « taulet ». Les premiers exemples connus apparaissent à Tournai dans les années 1370, et c’est là également qu’on en conserve le plus grand nombre (38 selon D. Brine 2018). On en retrouve dans plusieurs autres villes du Hainaut, dont Mons, bien qu’ils se diffusent également plus largement, en particulier dans le nord de la France et dans les anciens Pays-Bas. Il s’agit très probablement d’une série de productions locales hennuyères, avec plusieurs ateliers exploitant la pierre de la région (il y avait entre autres une exploitation marbrière à Tournai à cette époque, de même que dans la région de Feluy-Écaussinnes).

Monument funéraire de Nicaise de Grautwaut, Marguerite Gobierde, Jean de Grautwaut et Isabielle Le Mairesse, après 1423, église Saint-Christophe, Celles. Photo © KIK-IRPA, Bruxelles, a019523.

Monument funéraire de Williames de Brouxelles, c. 1430, collégiale Sainte-Waudru, Mons. Photo © Elise Philippe.

Il est plutôt facile de reconnaitre ce type de monument funéraire, car les exemples conservés reposent sur des schémas de composition assez stables, et partagent souvent les mêmes caractéristiques formelles. Ils sont (ou étaient) insérés dans un mur ou un pilier et ont un format horizontal d’environ 80 sur 85 centimètres. Ils sont sculptés en pierre selon trois techniques principales : en relief, en taille d’épargne ou gravé en creux. Au centre de la composition se trouve presque toujours un personnage religieux (très souvent une Vierge à l’Enfant comme le taulet tournaisien, ou encore Dieu le Père ou le Christ en croix). De part et d’autre se trouvent les défunts agenouillés en prière et bien souvent introduits par leur saint patron ou leur sainte patronne. Les femmes sont toujours placées à droite, et les hommes à gauche (la place de choix, puisqu’à droite du personnage sacré). Il peut s’agir d’un couple, avec ou sans enfants, de membres de la même famille, ou d’une personne seule. Et en dessous de la scène sculptée se trouve une inscription funéraire, qui permet d’identifier les personnages représentés, de donner leur date de décès, et d’appeler aux prières pour leur âme. Les fondations de messes pour le salut des âmes des commanditaires peuvent également être citées, comme pour le relief de Jean Dubos et Catherine Bernard. Bien que de nombreuses appellations existent, on désigne parfois ces monuments funéraires sous le terme de « taulet », pour sa proximité lexicale avec le mot « tableau ». Et ils se présentent justement sous la forme de véritables tableaux de pierre, et ressemblent finalement à de nombreuses peintures datant de la même époque.

Lorsqu’on observe actuellement un de ces reliefs dans les églises, plusieurs éléments nous manquent par rapport à leur état actuel. D’abord, ils étaient souvent placés à proximité de la sépulture des défunts, marquée probablement par une dalle. Comme ils ont été bien souvent déplacés au fil des siècles, la connexion entre les deux monuments funéraires a été perdue. De plus, les taulets, qui se présentent actuellement en pierre nue, étaient en réalité peints de couleurs vives, ce qui renforce encore leur analogie avec des tableaux. Si l’on observe attentivement, plusieurs exemplaires portent encore quelques traces de polychromie, ou de la couche de préparation.

Ces monuments funéraires répondaient à deux fonctions principales : conserver la mémoire des défunts au sein de la communauté des vivants, et d’assurer le salut de leur âme, ce qui se faisait principalement grâce à la demande de prières présente à la fin des épitaphes (« Priez pour leur âme »). Cela explique pourquoi les défunts choisissaient de dédoubler leur monument funéraire, et d’en avoir un peint de couleurs vives : un taulet polychrome placé à la hauteur d’œil avait bien plus de chances d’attirer les regards qu’une dalle insérée dans le sol, et garantissait donc la lecture de l’inscription funéraire.

Pour un focus sur l’histoire d’un taulet avec des traces de polychromie, cliquez ici

Elise Philippe

Bibliographie :

  1. Bavay (dir.), La collégiale Sainte-Waudru : rêve des chanoinesses de Mons, Bruxelles/Mons, Racine/ Académie Sainte-Waudru, 2008.
  2. Brine, Pious memories. The Wall-Mounted Memorial in the Burgundian Netherlands, Leiden/ Boston, Brill, 2015.
  3. brine., « Les reliefs votifs, un ensemble exceptionnel », dans L. Nys et L.-D. Casterman (eds.) La sculpture gothique à Tournai. Splendeur, ruine, vestiges, Bruxelles, Fonds Mercator, 2018, p. 183-212.
  4. Delferière, « Monuments funéraires du XVe siècle conservés à Soignies », Revue Belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art, 5, 1935, p. 141-167.
  5. Nys, Les tableaux votifs tournaisiens en pierre 1350-1475, Bruxelles, Académie royale des Beaux-Arts, 2001.
  6. Tondreau, « Les bas-reliefs funéraires du XVe siècle conservés dans l’arrondissement de Mons », Annales du Cercle Archéologique de Mons, 66, 1965-1967, p. 1-78.
  7. Valentino, Les taulets des XIVe et XVe siècles conservés en Province du Hainaut : recherches quantitatives, iconographiques, stylistiques et attributions, Bruxelles, 2003 (mémoire de master non-publié, ULB).
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