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Les estampes de Pieter Bruegel à l’occasion du 450e anniversaire de la mort du Maître (1569-2019)

Publié le 29/04/2020

Connu pour ses tableaux qui mettent en scène la vie rurale, Pieter Bruegel l'Ancien l'est tout autant pour ses nombreuses gravures. Dans le sillage des activités destinées à célébrer la date anniversaire de sa disparition, découvrons cet artiste qui fait partie des plus grands représentants de l'École flamande. 

Pieter Bruegel l'Ancien_Le peintre (lui-même) et l'acheteur
Pieter Bruegel l'Ancien, Le peintre (lui-même) et l'acheteur.

Des temps nouveaux
Pieter Bruegel l’Ancien (1525/1526-1569) a vécu à l’époque de la grande rupture entre Catholicisme et Protestantisme, au temps du Concile de Trente (1545-1563). Il a été le contemporain de Charles-Quint et de Philippe II. Entre Moyen Âge finissant (Jérôme Bosch) et Renaissance (Léonard de Vinci), Bruegel a connu l’avènement d’un nouveau monde. Peintre et dessinateur de talent, l’univers « en noir et blanc » de ses estampes est un de ses fleurons. Au XVIe siècle, les Pays-Bas espagnols sont le centre de la production et de la commercialisation des gravures. La Bibliothèque Royale de Belgique (KBR) en possède une collection complète. A l’occasion de l’exposition du 450e anniversaire, elle a édité le remarquable volume-catalogue Bruegel en noir et blanc. Tout l’œuvre gravé (Bruxelles, Editions Hannibal, 2019, 285 p.).

La Comédie humaine
Le peintre, « nouveau Jérôme Bosch », meurt dans la quarantaine, après avoir été très apprécié. Il eut deux fils, peintres comme lui, Pieter Bruegel le Jeune et Jan Bruegel l’Ancien, appelé aussi Bruegel de Velours. Il avait appris le métier chez Pieter Coecke van Aelst, s’était inscrit à la Guilde d’Anvers et pendant deux années, avait entrepris le « voyage en Italie » que tous les peintres se devaient de faire pour rencontrer les artistes majeurs de leur temps. Curieusement, ce ne sont ni les ruines romaines, ni les sculptures antiques qui l’ont captivé, mais plutôt la découverte du monde et des hommes. D’où ses premières œuvres consacrées aux paysages, aux navires et caravelles, aux villes.

Ses dessins de grande précision feront l’objet de gravures sur cuivre, dont il surveillait minutieusement l’exécution. La réussite de l’estampe est une œuvre en collaboration : « Si la composition tient au génie du maître, c’est le savoir-faire du graveur qui en assure le transfert sur la plaque ». A la différence de la peinture, dont chaque œuvre est unique, les estampes permettent une large diffusion. Bruegel y montre La comédie humaine en images et en mouvement, avec sa truculence et sa joie de vivre. La société rurale qu’il connaît de par ses origines y tient une place privilégiée, mais le monde urbain n’en est pourtant pas oublié. P. Bruegel aimait le peuple et par-dessus tout la vita rustica. Les citadins fortunés étaient heureux de vivre une partie du temps à la campagne, nostalgiques eux aussi de cette vie simple, en contact avec la nature. Le peintre a croqué les « Quatre saisons » et les travaux des champs.

Pieter Bruegel l'Ancien_Le Printemps
Pieter Bruegel l'Ancien, Le Printemps.

Les Proverbes flamands
Le XVIe siècle est le siècle d’or des proverbes. Bruegel a illustré les Proverbe flamands. Il joint le texte à l’image : « On mendie en vain à la porte d’un sourd », « L’archer prodigue de ses flèches », « Tout mercier vante sa marchandise » ou Deux aveugles qui se conduisent l’un l’autre et tombent dans un fonds (Mt 15, 14), etc. Le grand humaniste Erasme avait rassemblé dans ses Adages 800 maximes grecques et latines. Bruegel a aussi croqué la Fête des fous. Érasme avait écrit l'Éloge de la folie.

Les scènes bibliques
Dans la société catholique et protestante de l’époque, les scènes bibliques avaient leur place dans l’œuvre des peintres et des graveurs. Bruegel n’a retenu que des épisodes du Nouveau Testament. Il arrive à inscrire dans une même gravure les différentes phases d’une parabole ou d’une rencontre de Jésus avec la foule. Au bas de l’image, le lecteur peut lire tantôt des textes interprétatifs, parfois tirés d’auteurs classiques, tantôt des textes de prière ou de réflexion, qui renvoient à la figuration comme en miroir. Habituellement sont mentionnés au bas de l’image les noms de Bruegel « inventor » (dessinateur) et du graveur. Dans La Parabole du Bon Pasteur (Jn 10), le Christ est sous la porte de la bergerie. Il va sortir avec une brebis sur les épaules. Tout autour, on voit les mercenaires et voleurs à l’œuvre, qui s’efforcent d’entrer par effraction. La scène de La femme adultère s’éclaire par la déclaration qui met fin à la polémique : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Elle invite le spectateur à s’interroger sur lui-même.

La gravure de la Résurrection du Christ synthétise les trois aspects du récit : les soldats au sol, les femmes qui écoutent le message de l’ange, et dominant la scène, le Christ qui bénit l’humanité. La Mort de la Vierge est rapportée selon le texte de la Légende dorée, comme déjà dans la peinture d’Hugo van der Goes. Marie est présentée avec réalisme ; elle est une femme âgée, comme épuisée par les années. Entourée d’une foule nombreuse dont les apôtres, elle est au lit, les yeux fermés, et porte un cierge allumé. La scène des Disciples d’Emmaüs montre Jésus au centre et les deux compagnons, attentifs à sa parole, tournés vers lui. Tous trois sont habillés en pèlerins et munis d’un bâton. Le repas final n’est pas évoqué. Au bas de l’estampe, un texte latin dit ceci : « Christ, tu as accepté de prendre l’apparence d’un pèlerin, pour renforcer notre cœur par une foi solide ».

Pieter Bruegel l'Ancien_Résurrection du Christ
Pieter Bruegel l'Ancien, La Résurrection du Christ.

Bruegel « conteur et moraliste »
Un des sommets de l’œuvre gravée de Bruegel est sans doute sa double série consacrée aux Vices et aux Vertus. Le sujet n’est pas neuf, mais il est traité d’une manière personnelle. Le classement des Vices et des Vertus s’est réalisé progressivement, au cours des siècles, à partir de la philosophie grecque (Platon, Aristote), du monde latin (Cicéron et les Stoïciens, Ambroise, Augustin et S. Thomas d’Aquin), pour ne rien dire des auteurs chrétiens de langue grecque (Cfr P. Daubercies, art. « Vertu », dans Catholicisme. Hier. Aujourd’hui. Demain, t. 15, 1999, col. 929-951).

Les Anciens appellent « vertu » une attitude qui s’inscrit dans un bene vivere, au terme d’un temps de discernement (Aristote). La « vertu » tient le « juste milieu » entre une attitude par excès et une autre par défaut : In medio virtus. Ainsi le courage se situe entre la témérité et l’insensibilité. La vertu n’est pas une disposition « habituelle », mais plutôt le fruit d’un « habitus », c’est-à-dire d’une disposition acquise grâce à l’éducation et la volonté du sujet. Cette disposition oriente vers l’acte bon ou moral. La liste des vertus « cardinales » (majeures) se trouve déjà chez Plotin : la Prudence, le Courage, la Tempérance, la Justice. Les auteurs chrétiens les feront précéder par les trois vertus théologales : la Foi, l’Espérance, la Charité. Cette dernière est comme le centre ou le pivot des trois. A l’inverse des Vertus, il y a les Vices (littéralement « manquements »). Bruegel utilise le langage classique des sept péchés « capitaux » ou principaux. Ce secteur de la vie morale s’est également structuré progressivement, à travers la réflexion philosophique, relayée par la théologie chrétienne. Les sept vices majeurs sont : l’Avarice (avaritia), la Colère (ira), l’Envie (invidia), la Gourmandise (gula), la Luxure (luxuria), l’Orgueil (superbia), la Paresse (desidia). Pour certains auteurs, l’orgueil serait comme le point focal de cet ensemble, signe qu’entre les vices, comme entre les vertus, il y a des échanges et des connexions. Ils font « système » !

Une remarque s’impose concernant cette répartition entre Vertus et Vices, entre Bien et Mal. Ce partage « binaire » peut paraître sommaire. Mais la pédagogie suppose des simplifications. Dans le monde juif déjà, on parlait des « deux voies », celle qui conduit à la vie et celle qui conduit à la mort. Comme le dit le Psaume 1 : « Heureux l’homme qui ne suit pas le chemin des pécheurs… Au jugement, les méchants ne se lèveront pas… ». Ce schématisme est une invitation à rechercher le bien et à éviter le mal. Mais il y aurait bien des nuances à apporter. N’y a-t-il pas sept couleurs dans l’arc-en-ciel ? Et d’ailleurs, le bien et le mal ne se partagent-ils pas le cœur de chacun ?

Péchés capitaux et Vertus
Les deux séries de gravures de Bruegel s’inspirent de la catéchèse du XVIe siècle qui illustre les attitudes à éviter et celles qu’il faut recommander. La première série est intitulée « Les sept péchés capitaux ». Bruegel utilise l’imagerie et le style de J. Bosch. Ces estampes peuvent à la fois effrayer ou amuser et divertir par leurs drôleries. Elles sont des sortes de caricatures marquées par l’humour. Vertus et vices sont à chaque fois symbolisées par une figure féminine ayant ses attributs propres. Dame Orgueil se regarde dans un miroir. Dame Avarice range soigneusement ses riches pièces de monnaie dans un coffre qui déborde. Dame Envie désigne de la main un paon qui se donne en spectacle.

Pieter Bruegel l'Ancien_L'Avarice_série des Vices
Pieter Bruegel l'Ancie, L'Avarice, issue de la série des Vices

Il en va de même des vertus, notamment les trois théologales. La Foi occupe une place centrale ; elle porte sur la tête les Tables de la Loi et dans la main le Livre des évangiles. L’Espérance est juchée sur une ancre au milieu d’une mer déchaînée. La Charité s’occupe de petits enfants et tient en main un cœur enflammé, symbole de sa générosité.

Le Jugement dernier
La scène du « Jugement dernier » clôture la série des Vices. Elle est inspirée des célèbres peintures de Jérôme Bosch. La société du XVIe siècle est angoissée par la mort, le Jugement dernier et la crainte de ne pas se retrouver du côté des élus. Le Jugement dernier était déjà représenté sur la façade de bien des cathédrales romanes et gothiques ; à la cathédrale d’Albi, il est situé à l’intérieur. Chez Bruegel, comme dans la sculpture, le Christ est au centre, occupé à la « pesée des âmes ». Les élus sont d’un côté, les réprouvés de l’autre. La scène de Bruegel représentant « Jésus aux Limbes » venu annoncer le salut aux pécheurs pourrait également se rattacher au cycle des Vertus et des Vices.

Les Vertus
Le Jugement dernier introduit la série des Vertus qui font pendant au premier groupe. Comme les Vices, elles sont au nombre de sept, les trois théologales et les quatre morales. Le chiffre sept qu’affectionnaient les Anciens symbolise la plénitude ou l’accomplissement. Il désigne un ensemble cohérent. Les trois premières vertus appelées théologales ont un rapport particulier à Dieu. C’est la Foi (fides), l’Espérance (spes) et la Charité (caritas), qui, selon S. Paul est la plus grande des trois (1 Co 13, 13).

Pieter Bruegel l'Ancien_La Charité_série des Vertus
Pieter Bruegel l'Ancien, La Charité, issue de la série des Vertus

Ici encore, des personnages féminins symbolisent chacune des Vertus morales. La Justice tient un glaive dans la main gauche et de l’autre une balance. La Prudence invite à prévoir les besoins à venir et à se préparer aux difficultés. Certains personnages font des réserves de bois de chauffage. Une cuisinière éteint un début d’incendie. La Force est victorieuse de la colère et des vices ; elle est représentée par un personnage féminin ailé qui tient une colonne et écrase un dragon. La Tempérance invite à ne pas s’adonner aux excès de toutes sortes, notamment la volupté et l’avarice, mais à rechercher l’harmonie, comme celle du groupe de chanteurs accompagnés par un organiste.

En conclusion
Le XXIe siècle est le siècle de l’image ou plutôt de la multiplication des images, imprimées, télévisées, téléchargées, etc. Bruegel nous rappelle par ses estampes l’importance du visuel, si perméable à la dimension symbolique. Chez lui, la qualité du dessin d’origine et la précision de la gravure sur cuivre ont fait merveille.

Proverbes et dictons, sagesse populaire et textes érudits se mêlent dans une savante alchimie pour se fixer dans les mémoires. Les vertus illustrées par le Maître, notamment la Tempérance, proche de ce que nous aimons appeler la « modération », sont comme un monument érigé à la sagesse populaire. Elles invitent au « bon usage » en toute chose.

André Haquin

Les œuvres de Brueghel à découvrir en ligne !
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De plus, vous pourrez admirez depuis votre salon les chefs-d’œuvre du Maître qui ornaient les murs des empereurs et des rois. Vous bénéficiez également d’un traitement privilégié : votre guide n’est autre que Michel Draguet, le directeur du musée. Découvrez ensemble les coulisses du tableau « La Chute des anges rebelles ». Une expérience à ne pas manquer ! Cliquez ici pour démarrer la visite.

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