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Quand les images sont voilées. Carême et pénitence visuelle

Publié le 02/03/2021

La « patrimonialisation » et la fréquentation des musées nous a habitués à contempler des œuvres d’art religieux dans leur vitrine, les dispositifs d’exposition visant à améliorer la visibilité des œuvres. Cela nous fait oublier que dans leur contexte initial, les œuvres d’art provenant d’églises n’étaient pas exposées continuellement à la vue des fidèles : elles pouvaient être cachées pendant un temps, puis dévoilées en certaines occasions, notamment pendant le Carême.

Ainsi, l’église Saint-Lambert de Bouvignes-sur-Meuse (Dinant) abrite un grand retable considéré comme un chef-d’œuvre de la sculpture du XVIe siècle. Le retable illustre six scènes de la Passion, avec la Crucifixion au centre. Les différentes scènes prennent place dans un décor architecturé richement orné, dans une profusion de dorure. A l’origine, le retable était pourvu de volets, perdus depuis le XVIIIe siècle, qui pouvaient dissimuler le décor sculpté. En fonction du calendrier liturgique, notamment pendant le Carême, les scènes sculptées étaient dissimulées. Lors de certaines solennités comme le Vendredi Saint, les volets étaient ouverts et dévoilaient l’intérieur.

Retable de la Vraie Croix, Bouvignes, église Saint-Lambert, vers 1560. Classé « trésor » de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Photo © KIK-IRPA, Bruxelles.

La période d’occultation, temps de privation visuelle, accentuait l’importance du moment où les scènes sculptées à l’intérieur, jusqu’à alors cachées, étaient dévoilées : la visibilité rendue aux images prenait alors la dimension d’une révélation. La possibilité de cacher ou de dévoiler les images renforçait leur caractère exceptionnel, sacré. Rappelons d’ailleurs que par définition, le sacré est « ce qui doit être tenu à distance, ce qui doit être caché ».

L’iconographie des scènes présentes sur les retables, souvent sculptées à l’intérieur et peintes sur les volets, est elle-même liée à ce mécanisme d’ouverture/fermeture – occultation/révélation. En effet, les scènes des volets sont souvent en lien avec l’annonce de la Rédemption (par exemple l’Annonciation ou Saint Jean-Baptiste), tandis que les scènes à l’intérieur des retables correspondent à la révélation de l’Incarnation (notamment la Passion).

Panneaux de Walcourt représentant l’Annonciation et la Visitation, début du XVe siècle. Ces panneaux constituaient les volets d’un retable ou d’un cabinet-reliquaire (Société archéologique de Namur, exposé au Musée des Arts anciens-TreM.a de Namur. Classé trésor de la Fédération Wallonie-Bruxelles). Photo © KIK-IRPA, Bruxelles.

D’autres types d’objets, chefs-d’œuvre de nos églises, fonctionnaient de la même façon. C’est le cas du triptyque-reliquaire de la Vraie Croix conservé aujourd’hui au Musée d’Art et d’Histoire de Bruxelles, provenant de l’ancienne abbaye de Florennes, ou du triptyque-reliquaire de la Vraie Croix appartenant à l’église Sainte-Croix de Liège, conservé au Grand Curtius (également classé « trésor » de la Fédération Wallonie-Bruxelles). Ces précieux reliquaires, datés des XIIe et XIIIe siècles, sont composés d’un panneau central pourvu de deux volets. Aujourd’hui, ils sont présentés au public en position ouverte. En réalité, ils étaient conçus pour être mobiles : les volets étaient d’habitude fermés et n’étaient ouverts qu’en certaines occasions, notamment lors de la Semaine Sainte et des fêtes liées à la relique de la Vraie Croix.  Pendant le Carême, ces reliquaires, tout comme le retable de Bouvignes, étaient donc fermés. Les volets étaient ouverts solennellement le Vendredi Saint, dévoilant alors à l’adoration des fidèles la relique de la Croix mise en valeur par des décors rutilants.

Triptyque-reliquaire de Sainte-Croix, vers 1170. Liège, Grand Curtius (église Sainte-Croix). Photo © KIK-IRPA, Bruxelles.

L’ouverture/fermeture des retables et des reliquaires est lié à une tradition liturgique et artistique ancienne : la dissimulation de la présence divine, pendant le Carême, par divers dispositifs. Ceux-ci matérialisent un temps de pénitence visuelle. Pendant le Carême, divers voiles peuvent cacher les croix, les images et les autels. Une grande toile en lin peut aussi être déployée pour masquer le chœur ; c’est le voile de Carême, le velum quadragesimale. La tradition du voile de Carême, attestée depuis le XIe siècle, se développe au Moyen Âge notamment en France, en Angleterre, en Italie et dans les régions germaniques ; elle perdure encore dans certaines régions, comme en Autriche. Ces toiles sont peintes sobrement et peu colorées, en accord avec la notion de pénitence ; elles peuvent comporter des représentations de la Passion ou une iconographie plus développée autour du Salut. Le voile occulte la vue de l’autel à partir du mercredi des cendres jusqu’à la Semaine sainte. Le Vendredi Saint, lors de la lecture de l’Evangile de la mort du Christ, il est retiré.

Triptyque-reliquaire de la Vraie Croix provenant de Florennes, vers 1220. Bruxelles, Musées royaux d’Art et d’Histoire. Photo © KIK-IRPA, Bruxelles.

Le voile évoque celui du temple, décrit dans l’Exode, qui marque la séparation entre le sanctuaire et le Saint des Saints, qui contient l’Arche d’Alliance, préfiguration du Christ. Le voile du temple est aboli par le Christ le jour de sa mort. La Nouvelle Alliance se réalise en effet avec la mort et le sacrifice du Christ : « Frères, c’est avec assurance que nous pouvons entrer dans le véritable sanctuaire grâce au sang de Jésus : nous avons là un chemin nouveau et vivant qu’il a inauguré en franchissant le rideau du Sanctuaire ; or, ce rideau est sa chair. » (He 10, 19-20). Le voile est aussi la commémoration de la mort du Christ : « Et voilà que le voile du temple se déchira en deux, du haut en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent (…) » (Mt 27). De manière plus générale, l’importance du voile et du mécanisme d’occultation/dévoilement du sacré n’est pas étonnante dans une religion où Dieu s’est révélé aux hommes. Les psaumes chantent l’attente de la vision d’un Dieu qui se tient caché (psaume 26), la recherche d’un Dieu qui ne se montre pas. L’Exode raconte que Moïse se voila le visage quand il descendit de la montagne du Sinaï. Saint Paul explique ce geste par le caractère éphémère de la loi de Moïse, qui sera remplacée par la Nouvelle Alliance : c’est le Christ qui lèvera le voile de l’Ancien Testament.

Durant le Moyen Âge et les Temps modernes, et encore aujourd’hui, plus ou moins selon les régions,  le Carême s’accompagne donc d’une pénitence visuelle, durant laquelle le chœur, les autels, les croix, mais aussi certains objets comme les retables et les reliquaires, sont dissimulés à la vue. Le Vendredi Saint, le chœur, l’autel, les images et les croix sont dévoilés, une révélation symbole de la Nouvelle Alliance et promesse du Salut.

Ces pratiques ont aujourd’hui des conséquences inattendues. Ainsi, à la cathédrale d’Aix-la-Chapelle, le visiteur peut admirer un ambon grandiose, offert par l’empereur Henri II au début du XIe siècle. L’ambon est couvert d’ornements précieux, dont des pierres et des ivoires antiques en remploi. Ce riche décor n’était pas destiné à être visible en permanence : un volet en bois, toujours conservé aujourd’hui, peut se refermer sur l’ambon, et cacher le décor. Aujourd’hui, l’ambon est presque toujours ouvert et visible. Or, le volet, une fois fermé, permet également de protéger l’œuvre et les matériaux fragiles. Le décor de l’ambon n’a pas été conçu pour supporter les centaines de milliers de visiteurs que la cathédrale accueille chaque année, ce qui pose question pour sa bonne conservation à long terme. Faudra-t-il réinstaurer un plus long temps de « pénitence visuelle » pour cette œuvre fragile ?

Le voile de Carême de la cathédrale de Fribourg, 1612. Depuis sa restauration en 2003, il est à nouveau suspendu tous les ans pendant le Carême. (Photo Thomas Berwing, Wikipedia Commons).

Pour aller plus loin :

Caroline Blondeau-Morizot, Velum quadragesimale : décors éphémères en temps de Carême, 2018, https://www.narthex.fr/oeuvres-et-lieux/objets-de-culte-tresors/velum-quadragesimale-decors-ephemeres-en-temps-de-careme {consulté le 25 février 2021}

Brigitte D’Hainaut-Zvény, Les retables d’autel gothiques sculptés dans les anciens Pays-Bas. Raisons, formes et usages, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2008.

Marcello Angheben, « Les staurothèques mosanes et la liturgie eucharistique », dans l’Art mosan (1000-1250). Un art entre Seine et Rhin ? Réflexions, bilans, perspectives, 2015, p. 43-58.

L’ambon de Henri II (1002-1014). Cathédrale d’Aix-la-Chapelle.

 Hélène Cambier

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