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Le « Grand Blanc » de Saint-Nicolas-des-Prés : une création Deborde

Publié le 03/06/2021

Aujourd’hui trésors cachés – pour ne pas dire oubliés – dans les sacristies de nos églises, les ornements liturgiques textiles constituaient, avant le Concile Vatican II, un investissement considérable pour les paroisses et contribuaient, par le scintillement de leurs matières précieuses, à la création d’une sphère de sacralité au sein du chœur. Ainsi en est-il du « Grand Blanc » de Saint-Nicolas-des-Prés qui, à son échelle, participait au prestige des célébrations post-tridentines. 

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Fig. 1. Ensemble du « Grand Blanc » de Saint-Nicolas-des-Prés : chasuble, chape et dalmatique de dos, 1724. Filés or et argent, soie, sur fond de drap d’argent. Tournai, cathédrale Notre-Dame. © KIK-IRPA, Bruxelles.
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Fig. 2. Chape du « Grand Blanc », patte armoriée. © KIK-IRPA, Bruxelles.

Emplissent les tiroirs du chapier de la cathédrale de Tournai maints ornements textiles qui dévoilent, comme autant de strates historiques superposées, l’évolution du dressing liturgique depuis le XVe siècle jusqu’aux XXe et XXIe siècles. Récemment, une attention particulière s’est portée sur les ornements du XVIIIe siècle dans le cadre d’une recherche menée sur la maison athoise « Dormal-Ponce »*1 – productrice de broderies liturgiques dans le second tiers du XVIIIe siècle – , à laquelle ont pu être rattachés deux ensembles phares du vestiaire cathédral : le « Cotrel » (1730-1734) et le « Grand Rouge » (charnière 1730-1740). Dans le chapier, voisine avec ces créations « Dormal-Ponce » le « Grand Blanc » de Saint-Nicolas-des-Prés. Comme son nom l’indique, il provient de l’ancienne abbaye Saint-Nicolas-des-Prés ; en attestent, sur la patte de fermeture des chapes, les armes d’Augustin Dupré, père abbé de 1725 à 1738.*2

De belle qualité également, bien que moins prestigieux que ses deux voisins du chapier, le « Grand Blanc » pose, pour sa part, question quant à son attribution. Bien qu’il s’apparente aux créations « Dormal-Ponce » par quelques traits formels et techniques, il se singularise par d’autres, demeurant ainsi en marge de ce corpus. 

Comme le « Grand Rouge » a reçu son appellation de son caractère somptueux, la dénomination de « Grand Blanc » s’est assurément forgée sur l’ampleur de cet ornement comprenant pas moins de dix-huit pièces*3. S’il forme aujourd’hui un ensemble visuellement cohérent, un siècle sépare pourtant la création des vêtements de celle des parements confectionnés au milieu du XIXe siècle. Mené conjointement à la restauration de l’ornement, cet ajout est le fait de l’atelier bruxellois de Mlle Denis, celle-là même qui a travaillé et complété le « Cotrel ». Cette intervention est explicitée dans les archives de la paroisse Saint-Jacques, propriétaire du « Grand-Blanc »*4 : « On a, cette année, réappliqué les ornements et les broderies sur un fond entièrement neuf en frisé d’argent, doublé d’une soie neuve rouge cramoisi ; ces ornements et broderies […] ont été complètement restaurés. – On a de plus fait à neuf : une nouvelle chape pour le prêtre de cérémonie, en employant toutefois l’ancien chaperon, – un nouveau voile y une nouvelle bourse de calice, – toutes les Etoles, – un voile humérale, – un voile de pupitre, – y un jérémial »*5. Même si elle contribue d’une certaine façon à amenuiser sa qualité intrinsèque – à l’instar des restaurations qui en ont jalonné l’histoire –, l’hybridité du « Grand Blanc » participe, dans le même temps, à sa singularité. 

Les différentes interventions menées sur l’ensemble constituent autant de couches qui interfèrent dans notre approche de l’œuvre, faisant écran entre le modèle originel du XVIIIe siècle et l’apparence de l’ornement aujourd’hui. Ces remaniements successifs complexifient l’étude technique qui se révèle dès lors un véritable casse-tête. Quoi qu’il en soit exactement de chaque transformation, il est intéressant de mettre en exergue certaines caractéristiques techniques que le « Grand Blanc » partage avec les œuvres « Dormal-Ponce ». En effet, très rares sont les ornements aussi richement brodés dans les chapiers et les chasubliers, belges et étrangers. Aux orfrois entièrement couverts d’une couchure*6 de filés d’or et d’argent, le « Grand Blanc » est, à n’en pas douter, un ornement de prestige qui a coûté une somme considérable. Les matériaux précieux s’allient, en outre, à une finesse de traitement remarquable. Subtilement nuancé, le travail de broderie alterne filés*7 simples et filés torsadés, le tout agrémenté de quelques rehauts de soie colorée. Si la proximité avec le « Cotrel » et le « Grand Rouge » est indéniable, le « Grand Blanc » présente également quelques particularités techniques qui l’en distinguent, comme la soie verte qui ponctue les feuilles. Trait spécifique de l’atelier athois, les lancés de soie ne sont normalement présents que sur les fleurs et les grains, jamais sur les feuilles. Citons encore les rinceaux d’acanthe qui, outre un dessin un peu lourd, présentent des filés attachés par trois, contrastant avec les élégants rinceaux athois aux filés fixés par deux. 

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Fig. 3. Chape du « Grand Blanc », détail du chaperon. © KIK-IRPA, Bruxelles.

Ce mouvement de va-et-vient, oscillant entre affinité avec la production « Dormal-Ponce » et singularité du « Grand Blanc », est également illustré par l’aspect formel. Alors que le vocabulaire ornemental puise, manifestement, à la même source d’inspiration que le « Cotrel » et le « Grand Rouge » comme le suggère la présence de quelques motifs traditionnels de la maison athoise (tulipe, pivoine ou encore grains), la syntaxe s’en distingue au contraire nettement. Dans un cas comme dans l’autre, on se situe au terme d’une longue évolution formelle : les scènes bibliques des ornements médiévaux, qui ont subi au fil des siècles la pression du décor, se trouvent définitivement supplantées par celui-ci au XVIIIe siècle. On assiste donc au triomphe de l’ornementation qui envahit à présent tant les orfrois que le fond. Tandis que le « Grand Blanc » conserve le souvenir des médaillons historiés du XVIIe siècle – il s’agit désormais de médaillons ornementaux –, les ornements « Dormal-Ponce » s’affranchissent de ce type d’organisation plus ancien et déploient une composition plus résolument ancrée dans le XVIIIe siècle, teintée d’originalité. 

                               

Fig. 4. Chape du « Grand Blanc », médaillons de l’orfroi et fig. 5. Chape du « Grand Rouge », ornementation de l’orfroi, charnière 1730-1740. Filés or et argent, soie, sur fond de damas de soie rouge. Tournai, cathédrale Notre-Dame. Les deux © KIK-IRPA, Bruxelles.

Seul souvenir de la fonction liturgique des ornements, un symbole religieux se maintient alors généralement sur la pièce maîtresse du vestiaire, la chasuble, ponctuant la croix dorsale. C’est le cas de la chasuble du « Grand Blanc », ornée du monogramme du Christ (IHS). 

Qu’en est-il dès lors de l’attribution de cet ensemble ? Les archives de l’église Saint-Jacques sont, à nouveau, d’une aide précieuse. À l’occasion de la restauration du « Grand Blanc » au milieu du XIXe  siècle, a été mise au jour, entre l’étoffe et la doublure « une note indiquant que cet ornement avait été fait en 1724 par Deborde et restauré en 1792 par Vanderperre et Desmaisières à Tournay »*8. Les archives sont donc formelles ; il ne s’agit pas de Dormal, mais d’un certain Deborde qui a confectionné l’ornement. Comment dès lors expliquer les ressemblances que le « Grand Blanc » entretient avec le corpus « Dormal-Ponce » ? De nouvelles recherches en archives sur ce Deborde ont permis d’amener quelques éléments de réponse à cette interrogation. Ainsi a-t-il été découvert qu’Etienne-Joseph Deborde était installé en la ville d’Ath et que sa famille était originaire de Douai*9 ; information pour le moins curieuse qui fait écho aux pérégrinations de la famille Dormal elle-même, qui a déménagé de Douai à Ath vers 1710*10. On peut dès lors se demander si les deux familles ne se connaissaient pas, auquel cas E.-J. Deborde aurait pu accompagner les Dormal à Ath. Installés dans la même ville, y aurait-il eu alors collaboration entre les deux ateliers pour la création et la confection du « Grand Blanc » de Saint-Nicolas-des-Prés ? Les proximités formelles et techniques de cet ornement avec les autres du corpus nous engagent, en tous cas, dans cette voie.

Hélène Malice

L'auteure est une historienne de l'art dont le mémoire portait sur l'étude de la production de l'atelier de brodeurs athois Dormal-Ponce. Spécialisée dans l'étude et la restauration de textiles anciens, elle prend actuellement part à l'organisation de l'exposition « Habiller le culte. Les fastes du textile de la cathédrale de Tournai », qui aura lieu en septembre prochain au TAMAT.


SOURCES

*1 Une exposition intitulée « Habiller le Culte » s’ouvrira en septembre 2021 à TAMAT à Tournai, dans laquelle seront présentées de nombreux ornements de cet atelier.

*2 J. Pycke et M.-A. Jacques, L’abbaye tournaisienne de Saint-Nicolas-des-Prés, dite encore Saint-Médard ou Saint-Mard (1126-1795). Bref historique et patrimoine culturel, Tournai, Archives de la Cathédrale, 2008 (Tournai – Art et Histoire. Instruments de travail, 9), p. 48 et 85.

*3  L’ornement comprend une chasuble, deux dalmatiques, trois chapes, quatre étoles, trois manipules, un voile de calice, une bourse, un voile de pupitre, un voile huméral et un grémial.

*4 Depuis 1973, le « Grand Blanc » de Saint-Nicolas-des-Prés fait partie du vestiaire de la Cathédrale de Tournai, placé en dépôt par la Fabrique de Saint-Jacques et rangé sous la cote 12.SNP.153 à 158. Voir J. Pycke et M.-A. Jacques, op. cit., p. 84 et 85.

*5 Archives de la Cathédrale, Fonds de la paroisse Saint-Jacques, C232, Registre de la Fabrique de Saint-Jacques, 1854-1936, p. 26, séance du 6 janvier 1861.

Je remercie Pierre Dehove, archiviste de la Cathédrale, de m’avoir communiqué ce document.

*6 La couchure est une technique de broderie consistant à coucher les fils – le plus souvent métalliques – à plat et parallèlement les uns aux autres sur la surface du tissu, fixés par groupe de deux, trois ou quatre par un point de soie.

*7 Le filé est un fil composé d’une lamelle métallique enroulée en spirale sur une âme en soie. Le filé peut être utilisé simple ou double/triple ; on parle alors de filés torsadés ou retors puisque plusieurs filés sont assemblés par torsion.

*8 Archives de la Cathédrale, Fonds de la paroisse Saint-Jacques, op. cit.

*9 Ath, Archives de la Ville, Registre des mariages de la paroisse de Saint-Julien, volume 6, n°332, 17 novembre 1720.

Je tiens à remercier Michel-Amand Jacques, administrateur des Amis de la Cathédrale, de m’avoir communiqué sa découverte.

*10 M.-A. Jacques, « Un atelier de marchands-brodeurs athois : Pierre-François Dormal et Charles-Joseph Ponce », Bulletin des Amis de la Cathédrale de Tournai, n° 13, 2018, p. 10.

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