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Évolution de l’iconographie des chasubles des XVIIe et XVIIIe siècles : enjeux de la représentation.

Publié le 05/01/2021

Dans bon nombre d’églises de nos régions, il est fréquent de trouver des vêtements liturgiques, parfois très anciens. Si les exemples du Moyen Âge sont plus rares et souvent partiellement conservés, parfois rapiécés avec des tissus modernes, les XVIIe et XVIIIe siècles nous ont livré maints exemples encore originaux dont la somptuosité ne cesse d’impressionner encore aujourd’hui. Ce patrimoine fantastique, et pourtant méconnu est malheureusement en grand danger à cause de ses conditions de conservation souvent précaires. Ces dernières années auront fort heureusement vu naître une conscientisation de la valeur patrimoniale de ces textiles liturgiques. Si leurs aspects historiques et techniques ont été le sujet d’un certain nombre d’études, le volet iconographique et son rapport au rituel restent peu étudiés. Nous nous proposons ici de faire une synthèse de nos propres recherches à ce sujet.

Les ornements liturgiques sont les vêtements et linges utilisés par les représentants du Clergé et le linge d’autel. Ils comprennent la chasuble, le dalmatiques, le voile de calice, la chape, l’huméral, la bourse, le manipule, l’étole, etc. Parmi eux, la chasuble occupe une place centrale dans le rituel liturgique et, à ce titre, fait l’objet d’un soin particulier. C’est pourquoi nous les étudierons en particulier. Leur évolution stylistique et iconographique est parallèle à celle des autres ornements. Mais il ne faut pas oublier que chaque ornement occupe une fonction propre au sein du rituel et que, par conséquent, leur iconographie en est propre. Il ne faut également pas perdre de vue que ces ornements font souvent partie d’un ensemble conçu comme un tout assorti, et donc visuellement semblable.

                                          

Fig. 1. Dalmatique, 1633-34. Cathédrale Notre-Dame (à gauche); chasuble de l’ornement de l’abbé de Roere, détail de la chasuble, sainte Brigitte de Suède ou sainte Lucie de Syracuse.1633-1634. Tournai, cathédrale Notre-Dame (à droite).

La place attribuée à l’iconographie sur les chasubles va fortement évoluer entre la fin du XVIe siècle et le XVIIIe siècle. À la fin du XVIe siècle et encore au début du XVIIe siècle, les ornements liturgiques héritent de l’agencement iconographique du Moyen Âge. Avant le Concile de Trente (1542-1563), des scènes narratives ornent fréquemment et largement les vêtements liturgiques (fig. 1). À la suite du Concile de Trente, le chœur des églises est symboliquement et visuellement séparé des nefs par une balustrade, et parfois rehaussé et rendu accessible par des marches, le rendant ainsi plus visible depuis les nefs. Les nombreuses scènes historiées ornant les habits liturgiques (fig. 1) sont alors progressivement remplacées par des motifs plus grands et visibles de loin. La grande croix ornant le dos d’une bonne partie des chasubles se généralise alors comme symbole clair et visible par tous.

Il existe pléthore de thèmes iconographiques figuratifs ornant les chasubles des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais qu’en est-il de la signification de ces thèmes en regard de l’usage liturgique de la chasuble ? Et comment évolue son intégration à l’ensemble de l’ornement ?

Du Moyen Âge, les premières chasubles du XVIIe siècle héritèrent de la présence de scènes religieuses organisées en registres sur les orfrois (bandes de tissu brodées d’or ou d’argent destinées à l’ornement) (fig. 1). Ces registres présentent des personnages inscrits dans un paysage précis. Ces figures, trop petites pour être clairement vues par les fidèles lors du culte, trahissent un archaïsme prétridentin dans la conception des orfrois. Le rapport entre ces figures et le rituel liturgique n’est alors pas primordial. Ici, seul le prêtre a le loisir d’observer ces personnages brodés lorsqu’il revêt la chasuble. La figuration joue donc un rôle plus de méditation que de démonstration comme on le retrouvera postérieurement. Ces personnages sont inscrits dans des registres en forme de niches, qui les séparent totalement du reste de l’ornement, accentuant d’autant plus l’aspect dévotionnel de cette représentation qui n’est pas liée au reste de la décoration de l’ornement.

Au cours du XVIIe siècle, cette figuration multiple fait place à la présence d’une seule scène contrainte dans un médaillon placé en évidence dans le dos de la chasuble (fig. 2). Le cas de la chasuble de l’ornement Steenhuyse conservé à la cathédrale de Tournai est intéressant. Dans un médaillon ovale, elle présente une crucifixion du Christ, entouré de la Vierge et de saint Jean, dans un décor rappelant le Golgotha. L’iconographie est désormais liée à l’usage de l’ornement : la crucifixion renvoie directement au sacrifice du Christ pour le salut du monde, ce que rappelle également la célébration de l’Eucharistie. Or, ce médaillon est clairement visible dans le dos du prêtre officiant lors de cette célébration, lorsque le prêtre tourne le dos aux fidèles pour élever le Corps et le Sang du Christ. Mais, en dehors de la signification eucharistique de cette scène, cette chasuble entretient un lien plus particulier avec le rituel. En effet, il s’agit d’un ornement à usage funéraire, or, la mort du Christ établit d’emblée un lien avec ce thème mortuaire, mais est en plus une promesse de résurrection faite au défunt.

Fig. 2. Chasuble de l’ornement funéraire du chanoine Steenhuyse, pan arrière, premier tiers du XVIIe siècle. Tournai, cathédrale Notre-Dame.

La présence d’un décor détaillé, et pourtant invisible des fidèles est la marque d’un premier pas dans un passage de l’iconographie narrative à l’iconographie symbolique. Le médaillon marque nettement la séparation entre la zone sacrée de la représentation et le reste de l’orfroi dont la décoration est ornementale.

Au XVIIIe siècle, la figuration sera essentiellement symbolique. La chasuble de l’ornement dit Grand Rouge de Saint-Martin (datée de la dernière décennie du XVIIe siècle) en est un bel exemple (fig. 3). Elle est ornée dans son dos de la colombe du Saint-Esprit, représentée en piqué. Elle illustre l’Esprit-Saint qui fond vers le Corps et le Sang du Christ que le prêtre, revêtu de la chasuble, élève au-dessus de lui lors de la célébration eucharistique. Pour effectuer ce geste, le prêtre tourne le dos à l’assemblée des fidèles, qui voit alors cette colombe au sein de la croix qui orne le dos de la chasuble. La scène ne prend ici plus place dans un décor détaillé comme précédemment. Cette chasuble voit également l’abolition de la séparation symbolique entre iconographie sacrée et ornementale créée par le médaillon. Ce dernier est remplacé par les rayons de lumière émanant de la colombe, qui joueront alors le rôle de zone sacrée. Ces rayons ne sont pas sans rappeler les gloires monumentales des retables baroques. Le prêtre portant la chasuble se trouve juste sous cette gloire lors de l’Élévation, un jeu de renvois se jouant entre les deux. Ces rayons accentuent également l’effet de piqué de la colombe. Le médaillon du XVIIe siècle qui sert à la séparation de la figuration et de l’ornementation a ici disparu au profit d’une harmonisation et d’une imbrication entre la représentation et l’ornementation. Les rayons sont dorés, tout comme le fond des orfrois et l’ornementation qui les décorent, ce qui permet une meilleure unification de l’ensemble. La colombe, en soie blanche, va, par contraste, ressortir de l’ensemble et devenir plus visible encore pour les fidèles. La couleur dorée et l’utilisation de fils d’or donnent également un statut sacré à la représentation. 

Fig. 3. Chasuble de l’ornement du Grand Rouge de Saint-Martin, pan arrière, circa 1740. Tournai, cathédrale Notre-Dame.

En rassemblant les données fournies par l’étude de l’iconographie des chasubles des XVIIe et XVIIIe siècles, nous constatons que la figuration, lorsqu’elle devient symbolique, sort progressivement de son cadre. Cette corrélation entre effet de symbolisation du motif, et éclatement du cadre restrictif, met en avant une grande tendance du XVIIe, et surtout du XVIIIe siècles. Cette évolution ne traverse pas seulement le médium du textile, mais nous retrouvons semblable développement avec les retables baroques. En effet, si les retables du début du XVIIe siècle sont caractérisés par une architecture forte qui encadre clairement la représentation centrale, au fil du temps ce cadre va éclater tandis que la représentation va s’étendre à l’ensemble du retable. Comment ne pas faire alors le rapport entre le développement de l’iconographie des chasubles que nous venons de présenter, et celui de l’apogée des gloires dans les autels baroques ?* Il est effectivement clair que lors de l’éclatement du médaillon ornant les chasubles, les rayons de gloire seront le motif par excellence pour traduire visuellement cet éclatement. Il ne faut évidemment pas oublier le lien étroit qui unit la chasuble, habit du prêtre pour l’Eucharistie, et le maître-autel, lieu de la transsubstantiation. En effet, c’est devant ce dernier que le prêtre revêtu de sa chasuble va pratiquer le rituel de l’élévation eucharistique, et que l’Esprit-Saint va descendre sur le corps et le sang du Christ. Ce mouvement descendant est bien souvent représenté sur l’autel, mais aussi sur la chasuble, comme nous l’avons vu avec la chasuble du Grand Rouge de Saint-Martin (fig.3).

Fig. 4. Pierre Paul Rubens, Les Miracles de saint Ignace de Loyola, 1618-1619. Huile sur toile, 535 x 395 cm. Vienne, Musée d’histoire de l’art.

L’association entre la chasuble et l’autel ne s’arrête pas là étant donné que la table d’autel est elle-même décorée d’un textile liturgique avec l’antependium. Or, ce dernier fait parfois partie d’un ensemble comprenant également une chasuble, créant ainsi un lien visuel encore plus direct entre la chasuble et l’autel. C’est ce que Rubens a montré avec virtuosité dans son tableau Les miracles de saint Ignace de Loyola (fig. 4).

*A ce sujet, nous vous invitons à relire l’article du même auteur sur le motif des gloires.

Laurent Van Elverdinghe, 

Petit mot de l’auteur pour se présenter : 

Depuis toujours passionné par l’art, j’ai achevé un bachelier en histoire de l’art, archéologie et musicologie en 2017 et j’ai été diplômé de Master en Histoire de l’art de la Renaissance et de l’âge baroque avec option en expertise et conservation en 2019 à l’Université Catholique de Louvain. Très vite je me suis intéressé aux arts religieux en raison de la complexité de ces objets combinant valeur artistique, usage quotidien et message théologique. Plus que de simples œuvres d’art, ce sont des objets utilitaires chargés de sens sacré qui se sont inscrits dans le quotidien de croyants depuis des siècles. Leur évolution stylistique et le sens religieux qui en découle me passionnent tout particulièrement. Au cours de mes études, je me suis spécialisé sur le cas des retables d’autels baroques pour leur importance dans le culte, la complexité du message qu’ils expriment et leur évolution formelle impressionnante. C’est très naturellement que je les ai étudiés en profondeur dans le cadre de mon mémoire de fin d’étude intitulé « Les rôles de la lumière au sein des retables et ses interactions avec leur structure dans les anciens Pays-Bas méridionaux aux XVIIet XVIIIe siècles ». C’est le résultat d’une parties de mes recherches de mémoire que j’ai synthétisé ici pour le CIPAR.

 

Crédits des photographies : 

Figure 1.  Dalmatique, 1633-34. Cathédrale Notre-Dame (à gauche); chasuble de l’ornement de l’abbé de Roere, détail de la chasuble, sainte Brigitte de Suède ou sainte Lucie de Syracuse.1633-1634. Tournai, cathédrale Notre-Dame (à droite). Cliché de L. Van Elverdinghe, 9 novembre 2017.

Figure 2. Chasuble de l’ornement funéraire du chanoine Steenhuyse, pan arrière, premier tiers du XVIIe siècle. Tournai, cathédrale Notre-Dame. Cliché de L. Van Elverdinghe, 9 novembre 2017.

Figure 3. Chasuble de l’ornement du Grand Rouge de Saint-Martin, pan arrière, 1691-1700. Tournai, cathédrale Notre-Dame. Cliché de L. Van Elverdinghe, 9 novembre 2017.

Figure 4. Pierre Paul Rubens, Les Miracles de saint Ignace de Loyola, 1618-1619. Huile sur toile, 535 x 395 cm. Vienne, Musée d’histoire de l’art. Cliché de s.n., 24 juin 2006.

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