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À la découverte du patrimoine funéraire sculpté de Wallonie : 3. Le diocèse de Liège (2e partie)

Publié le 06/01/2025

Les églises wallonnes sont nombreuses à porter encore actuellement les traces du passé seigneurial de nos régions, par le biais notamment des nombreux monuments funéraires qui s’y trouvent. Les seigneurs du Moyen Âge et des Temps Modernes choisissaient souvent l’église sur laquelle ils avaient droit de patronage comme lieu de sépulture et y faisaient dresser les monuments funéraires de leur famille, et ce parfois sur plusieurs générations. La domination territoriale familiale se marquait ainsi visuellement, et les qualités de la sculpture et la richesse des matériaux démontraient le haut statut social et la prospérité des défunts commémorés. Ces monuments funéraires seigneuriaux sont des éléments visuels clés pour comprendre l’histoire locale de nos régions.

L’histoire de la seigneurerie de Modave (re)lue à travers le patrimoine funéraire

Le diocèse de Liège ne fait pas exception, et l’église Saint-Martin de Modave en est un bel exemple. Cette église se trouve à proximité du château de Modave, lieu de résidence des seigneurs de la région depuis l’époque médiévale. Cette église abrite actuellement quatre monuments funéraires liées à l’histoire seigneuriale locale.

Un premier se trouve intégré dans la paroi ouest du transept sud. Il s’agit d’une dalle posée verticalement au sein d’une niche. Elle est sculptée en haut-relief de deux gisants, représentant Nicolas de Marchin (†1621) et Marguerite d’Orley (†1599). Cette dalle a souvent été datée de la fin du XVIe siècle, en se basant sur les dates de décès des défunts et sur la façon dont ils ont été représentés. Elle s’inscrit en effet pleinement dans une continuité plutôt médiévale : les corps sont traités de façon rigide, les volumes assez schématisés, et les visages sont impersonnels et idéalisés. Au sommet de la niche se trouve un squelette en stuc drapé dans un linceul et tenant à la main deux torches enflammées renversées, qui s’inscrit cette fois pleinement dans le style du XVIIe siècle.

Maitre de Longchamps, monument funéraire de Nicolas de Marchin (†1621) et Marguerite d’Orley (†1599), c. 1670-1672, église Saint-Martin, Modave. © Elise Philippe.

Un second monument funéraire se dresse devant la dalle. Il s’agit cette fois d’un coffre funéraire indépendant sur lequel sont allongés deux gisants sculptés en marbre blanc. Il s’agit de Jean de Marchin (†1652) et Jeanne de la Vaulx-Renard (†1613), son épouse. Ces gisants, dont les mains sont jointes en prière, font face à l’autel de la chapelle qui accueille au centre une sculpture de la Vierge à l’Enfant accompagné du petit saint Jean-Baptiste. L’ensemble est attribué au sculpteur malinois Lucas Fayd’herbe. Le contraste avec les gisants de Nicolas de Marchin et Marguerite d’Orley est indéniable. Les défunts sont ainsi sculptés pleinement en ronde-bosse, avec des volumes très plastiques et expressifs. Ils semblent endormis dans une posture plus naturelle et bien moins raide que celle des deux gisants précédents. Leurs têtes s’enfoncent profondément dans le moelleux des coussins, qui semblent avoir perdu leur dureté de pierre. Aux pieds du couple reposent non pas un lion et un chien comme habituellement, mais bien deux lions, sculptés sur deux niveaux différents, ce qui brise la symétrie de la composition et la dynamise. Bien que la typologie des gisants existe depuis plusieurs siècles, les effigies du couple s’inscrivent ici pleinement dans le style du XVIIe siècle.

Lucas Fayd’herbe, monument funéraire de Jean de Marchin (†1652) et Jeanne de la Vaulx-Renard (†1613), c. 1670-1672, église Saint-Martin, Modave. © Elise Philippe.

Ces deux monuments se trouvent dans le transept sud de l’église, qui a été aménagé en chapelle funéraire familiale vers les années 1670 par Jean-Gaspard de Marchin, fils de Jean et petit-fils de Nicolas. Jean-Gaspard est probablement le commanditaire du monument sculpté par Lucas Fayd’herbe. On a également supposé qu’il ait fait déplacer la tombe de ses grands-parents pour la placer dans l’église de Modave, la transformant en mausolée familial. C’est en tout cas ce que laisse penser l’épitaphe gravée sur la dalle, qui finit par ces mots : Cette tombe et leurs os ont été transportés de Petit Han icy le 12 d’aoust 1672. Cependant, plusieurs chercheurs ont démontré que cette inscription pourrait être volontairement trompeuse, et que les gisants auraient en réalité été sculptés au début des années 1670 (ce qui explique notamment la présence du squelette en stuc).

Cela semble en tout cas correspondre avec la situation familiale contemporaine. En 1658, Jean-Gaspard de Marchin venait de recevoir le titre de comte de Marchin et de l’Empire romain. Pour obtenir ce titre, il faut prouver que l’on descend d’une famille noble depuis plusieurs générations, et donc avec plusieurs quartiers de noblesse. À cette fin, Jean-Gaspard semble avoir mis en œuvre différents projets pour exposer publiquement son ascendance noble, parmi lesquels la chapelle funéraire avec les monuments de ses parents et grands-parents, qui mettent à chaque fois en évidence les éléments héraldiques, ainsi qu’un arbre généalogique monumental réalisé en stuc par Jan Christiaen Hansche au plafond d’une des salles du château de Modave.

Jan Christiaen Hansche, arbre généalogique de la famille de Marchin, c. 1666-1667, château de Marchin, Modave. © Elise Philippe.

Les deux autres monuments funéraires de l’église sont quant à eux révélateurs d’une phase plus tardive de l’histoire de Modave, liée non plus aux de Marchin, mais à Arnold de Ville. Ce dernier était d’origine bourgeoise, et gérait notamment les affaires de Jean-Gaspard-Ferdinand de Marchin en tant que juriste. Il fait acquisition du titre de baron libre du Saint-Empire, et acheta en 1706 le château de Modave ainsi que ses seigneuries.

Monument funéraire de Jean-Gaspard-Ferdinand (†1673) et Jean-Ferdinand (†1706), entre 1706 et 1722, église Saint-Martin, Modave. © Elise Philippe.

Arnold de Ville commanda une dalle funéraire à la mémoire de Jean-Gaspard-Ferdinand (†1673) et de son fils, Jean-Ferdinand (†1706), qui l’ont soutenu dans son ascension sociale et dont il semble avoir été proche. Cette dalle, qui prend place dans le transept sud avec les autres monuments de la famille de Marchin, est sobre, sans autre décoration que la double épitaphe gravée qui loue les exploits militaires des deux défunts. Le texte se conclut de la manière suivante : Cet epitaphe a été érigé par très illustre Seigneur Arnold de Ville, baron du Saint Empire lequel ayant été élevé avec le maréchal [= Jean-Ferdinand] et honoré de leur intime amitié et confiance a cru ne devoir laisser dans l’oubli la mémoire de ces grands hommes qui ont fait honneur au genre humain, à ce pays et à ce lieu qu’ils ont bâti et protégé pendant leur vie. Requiescant in pace.

Cette inscription permet à Arnold de Ville d’insister sur ses liens d’amitié avec la famille de Marchin. Plus encore, il se place dans leur continuité grâce à un dernier projet de monument funéraire, cette fois le sien. Si Arnold de Ville a acheté le château et la seigneurie de Modave, il a visuellement souhaité s’inscrire visuellement comme membre de la famille de Marchin, ou en tout cas comme leur successeur direct, grâce à sa sépulture. Dans son testament de 1722, il prévoit ainsi la construction d’une nouvelle chapelle dans le transept nord, symétrique à la chapelle funéraire de Marchin, afin d’accueillir « un tombeau de marbre noir comme celui des comtes de Marchin avec sa statue et celle de sa chère femme de marbre blanc » (citation du testament). Il y a véritablement une volonté de la part d’Arnold de Ville de mettre en scène son lien avec la famille de Marchin grâce à ce projet de monument funéraire.

Malheureusement, il ne fut jamais réalisé. Ce n’est que fin des années 1760 que sa veuve, Anne Barbe de Courcelles, fera réaliser un monument qui ne correspond pas du tout à ce qu’Arnold de Ville avait demandé dans son testament. Sculpté en marbres noir, blanc et rouge veiné par la marbrerie Thomas (entreprise installée à Rance et à Beaumont), ce monument s’inscrit pleinement dans le style du XVIIIe siècle et ne répond plus visuellement au style plus traditionnel des gisants des de Marchin.

P.-J. Thomas, monument funéraire d’Arnold de Ville, 1768-1769, église Saint-Martin, Modave. ©Elise Philippe.

Bibliographie :

  1. Kockerols, Monuments funéraires en pays mosan. 1. Arrondissement de Huy. Tombes et épitaphes. 1100-1800. Kockerols, Malonne, 1999.
  2. Kockerols, « La chapelle funéraire de Marchin à Modave », Annales du Cercle Hutois des Sciences et Beaux-Arts, 58, 2006-2007, p. 91-109.
  3. Lock, « Les stucs de Jan Christiaen Hansche à Modave », Demeures historique et jardins. Maisons d’Hier et d’Aujourd’hui, 140, 3e trimestre, 2003, p. 11‑22.
  4. Lock, « Comment réécrire son histoire : les monuments funéraires à Modave», Demeures historique et jardins. Maisons d’Hier et d’Aujourd’hui 141, 2004, p. 18-28.
  5. Lock, « Tales of Seventeenth-Century Flemish Tomb Monument, or How Patron and Sculptor Work Hand in Hand to Rewrite History », Church Monuments Journal, 19, 2004, p. 80‑95.
  6. Philippe, « Non omnis moriar. Étude formelle et iconologique des monuments funéraires baroques des Pays-Bas méridionaux et de la principauté de Liège (1620-1730) », mémoire de master en histoire de l’art (prom. R. Dekoninck et M. Lefftz), UCLouvain, Louvain-la-Neuve, 2020.
  7. Tourneur, « Le mausolée d’Arnold de Ville à Modave, œuvre du hennuyer P.-J. Thomas », Bulletin de l’Institut Archéologique Liégeois, 120, 2016, p. 103‑156.

Elise Philippe, doctorante en histoire de l’art (FNRS/UCLouvain)

 

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